Entretien avec Jacques Moreillon, ancien directeur général du CICR
Entretien avec Jacques Moreillon, ancien directeur général du CICR Featured
Transcription de l'interview de Jacques Moreillon sur le droit international humanitaire (DIH) et son expérience au CICR par David Glaser et Véronique Stenger pour la série audio publiée sur genevemonde.ch.
Sujets abordés
- Le lien entre action humanitaire et DIH
- Première mission pour le CICR : Inde 1965
- Statut des combattants irréguliers : Algérie-Vietnam -Protocole I
- Conflit armé non international "internationalisé"
- La naissance d’une "doctrine" institutionnelle
- Les "guerres de libération" et le Protocole I
- Protection des civils contre les effets de la guerre
- Les visites à Nelson Mandela à la prison de Robben Island
- Quid de la guerre en Ukraine ?
- Conclusion
1. Le lien entre action humanitaire et DIH
David Glaser (DG) : C'est un plaisir de vous rencontrer. J'aimerais tout d'abord vous poser une question toute simple : pouvez-vous vous présenter ?
Jacques Moreillon (JM) : Eh bien, j'ai 83 ans bientôt… et j'ai eu 2 carrières, une au CICR où j'ai été pendant 45 ans, sur le terrain d'abord, puis comme directeur doctrine et droit, ensuite, Directeur général, et enfin membre du Comité ; et une 2e carrière comme Secrétaire général du Scoutisme mondial (OMMS), avant de prendre ma retraite en 2004. J'ai quitté le Comité en 2009. Voilà, en résumé.
DG : Merci pour ce résumé, ça vous situe. Pour vous le droit international humanitaire (DIH) est d'abord, je pense, un exercice politique qui prend racine dans la réalité des conflits ? Vous avez insisté à nombreuses reprises sur le rôle et l'importance de l'expérience du terrain dans la fabrication et l'évolution du DIH. Donc on va vous questionner là-dessus pour commencer et retracer pendant cet entretien les moments charnières de votre carrière où cette conviction s'est enracinée un peu plus et a pris forme. De plus en plus. Alors, diriez-vous aujourd'hui que cette idée de l'expérience comme source et condition du DIH est une idée largement partagée au sein du CICR ?
JM : Oui, il n’y a aucun doute. Le droit humanitaire est né de l'action. Si vous voulez, dans toute l'histoire de la Croix-Rouge et du droit humanitaire, il y a une succession de 3 étapes : "action, réflexion, codification". Si vous commencez depuis le début avec Solférino, Henri Dunant n'écrit pas un texte. Il soigne d’abord les blessés.
Ensuite, il rentre à la maison, il écrit un livre "Un souvenir de Solférino". Dans ce livre, il propose un certain droit, qui deviendra la première convention de Genève, c'est à dire la protection des soldats blessés dans les conflits armés. Si vous prenez la question des prisonniers de guerre : le CICR dans la guerre de 14-18 visite des prisonniers de guerre allemands en France et français en Allemagne. Il n y a pas de texte qui les protège. C'est seulement en 1929 que la Convention III de Genève protège les prisonniers de guerre. Idem pour les civils pendant la 2e Guerre mondiale. Ils n’avaient pas de protection juridique, qu'il s’agisse des civils internés ou des populations occupées. Mais en 1949, vous avez un texte qui, enfin, les protège. Donc l'action humanitaire a toujours précédé le droit.
Plus tard, je vous donnerai l’exemple du statut des combattants irréguliers. On y reviendra, mais c'est un phénomène historico-juridique permanent.
2. Première mission pour le CICR : Inde 1965
DG : Si vous voulez bien, on va passer en revue certains des épisodes importants de votre carrière et notamment le conflit indo-pakistanais en 1965 où vous faites votre première mission. Quelles ont été les difficultés posées par ce conflit quant à l'application des conventions de Genève de 1949 ?
JM : J’étais délégué à la Nouvelle Dehli, dans le cadre du conflit de 1964 entre l’Inde et le Pakistan. C'était ma première mission qui consistait à visiter les prisonniers de guerre et certains internés civils. La raison pour laquelle j'aimerais vous parler de ce conflit, ce n'est pas parce que c'était ma première mission... bien qu'il y ait des éléments qui peuvent être intéressants, notamment en ce qui concerne la formation ou plutôt l’absence de formation des délégués du CICR à l'époque. Mais c'est parce que c'est le dernier conflit, dans l'histoire de l'humanité, qui est resté un conflit relativement "civilisé", parce que précisément on ne s'est pas attaqué aux civils ; c'était une guerre entre militaires. Les conflits qui ont suivi, y compris celui entre l'Inde et le Pakistan qui a conduit à l’indépendance du Bangladesh, sont des conflits qui ont pris les civils comme première cible, sans parler de la situation aujourd’hui en Ukraine. Ce conflit de 1964 a été la dernière exception. Et pour une raison très simple : dans les armées pakistanaise et indienne, tous les officiers avaient appartenu à la même armée britannique pendant la 2e guerre mondiale ; donc c'était une guerre entre "frères d’armes". Et je me souviens de ma toute première visite à des prisonniers de guerre dans le camp d’Agra. J'avais 26 ans. C'était ma première visite à des prisonniers de guerre. Vous imaginez que je n'avais pas été particulièrement préparé ! On m'avait dit : " il faut d'abord voir le camp et puis ensuite tu fais des entretiens sans témoin ". Donc je visite d'abord le camp avec le commandant ; puis j'ai été accompagné par un géant, le général Shivinder Singh, qui était le Chief Legal Advisor (Provost Marshall, comme on l'appelait dans l’armée américaine), soit le juriste numéro un de l’armée indienne. Alors que l’on marche, on pénètre dans le camp, on croise ce qui est visiblement, à cause de sa manière de marcher (le dos très droit), un officier pakistanais ; il n’a pas d’uniforme d'officier, mais un uniforme militaire de PG. En nous voyant, il ralentit. Shivinder Singh ralentit à son tour et dit à ce prisonnier de guerre pakistanais :" Ahmed, old chap! What the hell are you doing here? " Et ce prisonnier de guerre de répondre: " Well Shivinder old boy ; you damn well put me in here!" Ces deux hommes avaient passé une année ensemble à Sandhurst dans la même chambre ! Ils avaient été roommates pendant la guerre ! Ils avaient été officiers les deux dans l’armée britannique ! On se respect dans ces conditions. On a appris ce que c'est qu'un prisonnier de guerre. On a appris ce que c'est que la guerre. Si vous pensez à l'Ukraine d'aujourd'hui, quel monde de différence !
Et dans cette guerre, vous n'avez quasiment pas eu de civils tués. Ou alors c’était un accident. Mais on ne tirait pas sur des civils, on tirait sur des militaires et quand ils se rendaient, on les gardait comme prisonniers de guerre respectés... c'est la dernière guerre de ce genre. C'est pour ça que j'ai voulu vous en parler.
3. Statut des combattants irréguliers : Algérie - Vietnam - Protocole
DG : Cette anecdote est très parlante. Mais quelle a été la manière d'aborder vraiment le problème sur place ? Est-ce que vous avez contribué à faire évoluer la situation à votre niveau ? Est-ce que le problème posé par la définition du prisonnier de guerre à l'époque, telle qu'elle ressort de l'article 4 de la 3e Convention, a été justement une question ?
JM : Sur cette question, j'ai un récit qui est très intéressant, parce que j'ai été aidé par les circonstances. Ça s'est passé lors de ma 2e mission : quand j'ai quitté l'Inde, je suis allé au Vietnam. On est en 1966. Les Américains sont en guerre au Sud-Vietnam, en guerre contre le Vietnam du Nord. Leurs pilotes bombardent Hanoï… ce qui n'est pas encore formellement interdit par le DIH. Il faut attendre les Protocoles additionnels de 1977 pour qu’il soit formellement interdit de s'en prendre aux populations civiles. Donc, bien que ce ne soit pas encore formellement interdit, les Nord- vietnamiens considèrent néanmoins ces pilotes comme des criminels de guerre et refusent à la Croix-Rouge l’accès à ces Américains Pierre Gaillard visitant un camp de prisonniers en Algérie prisonniers de guerre. Washington décide qu’un moyen d'amener le Nord-Vietnam à accorder ou à reconnaître le statut de prisonnier de guerre à ses pilotes en mains nord-vietnamiennes, c’est que l'on accorde au Sud-Vietnam ce même statut de prisonnier de guerre aux combattants communistes capturés, qu’ils soient du Sud (Viêt-Cong) ou du Nord (Viet-Minh). Mais ils ne savent pas très bien comment s'y prendre. Washington donne instruction au général Westmoreland, qui dirige les troupes américaines, de trouver une formule qui permette de dire des communistes capturés au combat qu’ils peuvent jouir de la protection du statut de PG, selon la Troisième Convention. Le hasard a voulu qu’à cette époque je faisais une thèse de doctorat sur "Le CICR et les détenus politiques" et que dans mes recherches pour cette thèse, j'étais tombé sur un événement tout à fait intéressant de la guerre d’Algérie : un délégué de la Croix-Rouge, qui s'appelait Pierre Gaillard, avait approché le général Salan et l’avait convaincu d'accorder non pas un statut mais un traitement de prisonnier de guerre aux combattants algériens capturés les armes à la main. C'était ça le critère : "à la loyale" si vous voulez, même s’ils ne portaient pas d’uniforme, pour autant qu’ils portent les armes ouvertement.
C'était pour faire la différence entre, d’une part, ceux qui se battaient "à la loyale", même s'ils ne portaient pas l'uniforme et, d’autre part, les gens qui lançaient des bombes dans les cafés d'Alger la Blanche. Salan y a vu un intérêt non pas humanitaire, mais militaire. Et il a passé un ordre dans lequel il garantissait un traitement humain à ces combattants-là. Au fond, l’idée était que si ces combattants-là ne se rendaient pas, c’était aussi parce qu’ils craignaient d’être tués ou torturés en cas de capture. Ils n’avaient pas de bon motif pour se rendre. Donnons-leur un motif, c'est à dire garantissons-leur une protection en cas de capture, qui ne leur donne pas un statut de prisonnier de guerre, mais leur garantisse un traitement de prisonnier de guerre. Et donc je dis aux Américains qui m'ont approché et qui me posaient la question : " Qu'est-ce qu'on peut faire face à cet ordre-là, de Washington ? " Je leur ai dit : " Faites comme en Algérie ! ". Je leur ai raconté l’histoire de Gaillard et Salan, dont ils ignoraient évidemment tout. J'ai même fait venir de Genève le document pertinent (l’ordre de Salan) et je leur ai dit: " Vous faites la même chose ! "... et les Américains ont fait la même chose ! Sauf qu’ ils ont été plus loin que ça ! Ils ont sorti une MACV instruction à fin 1966 dans laquelle, en gros, ils disaient que le combattant ennemi, s’il était capturé alors qu’il se battait les armes à la main, se verrait accorder un statut de prisonnier de guerre. Ici j'ouvre une parenthèse : en réalité, ça n'a pas garanti un traitement humain au moment de la capture, parce que la mentalité dans les troupes américaines était telle à l'époque que, automatiquement, les captifs sur le front étaient torturés pour obtenir des renseignements sur leurs positions. Mais après ce mauvais moment, cela a garanti la survie à beaucoup d'entre eux… et de pouvoir être échangés à la fin des combats. Ils étaient quand même près de 40.000 lorsque, à la fin des combats, ils ont été échangés contre les fameux pilotes américains prisonniers au Nord-Vietnam… que le CICR n'a quand même jamais pu voir !
Mais ce qu'il y a d'intéressant, c'est qu’entre 74 et 77, on a eu ce qu'on a appelé la CDDH : une conférence diplomatique destinée à réaffirmer et développer le droit humanitaire de 1949. Suite à des négociations dont je me suis occupé dans une autre position au CICR, la conférence a adopté l'article 44.3 du Premier Protocole additionnel sur les combattants irréguliers. Cet article accorde dans le droit humanitaire universel d'aujourd'hui le statut de prisonnier de guerre au combattant irrégulier qui se bat en portant ouvertement les armes, mais sans pour autant porter un uniforme, alors que, depuis le droit de La Haye de 1907, pour être prisonnier de guerre, il fallait non seulement obéir à un commandement responsable, mais il fallait aussi porter un uniforme. Cette exigence n’était plus nécessaire pour les Freedom fighters dans le Protocole I. Ceci est un exemple à mon avis historique et vraiment frappant, qui mérite d'être connu, de l’influence de l’action humanitaire sur le droit humanitaire. Il s’agit dans le cas présent d’un processus qui est parti de la guerre d'Algérie et qui a abouti aux Protocoles additionnels, via le hasard de ma présence au Vietnam.
4. Conflit armé non international "internationalisé"
DG : Alors, Jacques Moreillon, on vient d'entendre parler d'un exemple concret en fait de réussite sur le terrain. Maintenant, je voudrais aborder le sujet des guerres civiles et des guerres civiles internationalisées. Quelle est la différence en fait, entre ces 2 types de guerre ?
JM : D'abord, il faut savoir que le droit international humanitaire n'a traité de la guerre civile qu'à partir des conventions de 1949. Les 4 conventions de 1949 comportent un article 3 commun. En gros, il dit que dans un conflit armé non-international, les 2 parties, c'est à dire les rebelles comme les gouvernementaux, ont un certain nombre d’obligations : ne pas torturer, respecter les prisonniers, etc. Ce sont vraiment des obligations de base dont on pourrait dire que ce sont des obligations qui relèvent presque plus des droits de l'homme que du droit humanitaire et que l'on retrouvera dans toutes les législations nationales dans la plupart des pays. Cet article 3 commun aux 4 conventions de 49 est issu de la guerre civile d’Espagne où il n’y avait pas de règles parce que c'était une guerre civile… en fait déjà "internationalisée" avec les commissaires soviétiques qui conseillaient les républicains, les troupes allemandes qui luttaient comme "volontaires" du côté de Franco, le fameux bombardement de Guernica (le tableau de Picasso), etc. Cet article 3 commun ne donne pas une définition de ce qu'est un conflit armé non international. Il y a eu beaucoup de débats pour savoir s'il fallait définir le niveau de conflictualité. Finalement, on a laissé les choses comme ça. Mais ce qu'on avait à l'esprit, c'était vraiment un conflit armé où il y a 2 parties dont chacune contrôle une partie d'un territoire. Depuis 1949, rares ont été les guerres civiles correspondant à cette définition de la situation. La principale à laquelle on peut penser, c'est la guerre civile du Nigéria-Biafra qui, elle, était vraiment limitée aux frontières nationales de l'État du Nigéria. Mais la plupart des autres conflits, prenez le Yémen, prenez la Syrie, ce sont des conflits armés non internationaux internationalisés parce qu’il y a des interventions de troupes étrangères. Et ça, ça n’est défini nulle part en droit. Par conséquent, ça fait l'objet de discussions de caractère politique. Par exemple en Syrie, Hafez el Assad et son fils n'ont jamais reconnu une quelconque applicabilité du droit humanitaire. Quand je me suis rendu à Kabul, à fin janvier 1980, à l’époque où les Soviétiques avaient envahi l’Afghanistan à Noël 1979, j'ai rencontré Babrak Karmal, le Premier ministre qui avait été "importé" par les Soviétiques. Qu'est-ce que c'était comme conflit ? Qu'est-ce que j'allais dire au Premier ministre ? " Vous êtes occupés par les Soviétiques ! " Évidemment non, puisque, de l'exil, il avait été introduit là par les Soviétiques ! D'un autre côté, il y avait quand même un "conflit armé". Alors je lui ai proposé de considérer l'article 3 comme une base des activités militaires. Mais en réalité, on peut considérer que c'était un conflit armé non international internationalisé , mais qui n'a jamais été reconnu, ni défini comme tel. Et ce sont les situations les plus compliquées parce que, contrairement à la situation très rare et exceptionnelle de l'Ukraine aujourd'hui, vous n’avez pas un véritable conflit armé international reconnu par les deux parties au conflit. Ça ne veut pas dire qu'ils appliquent le droit, mais au moins, ils reconnaissent son applicabilité… et c’est très rare, comme la situation au Moyen-Orient, par exemple, où il y a eu deux conflits entre Israël et les pays arabes (1967 et 1974) qui répondaient à cette définition de conflit armé international. Mais la plupart des autres conflits sont dans cette espèce de zone grise où l'on ne peut pas, je dirais, "asséner le droit" aux parties au conflit. Et donc, on est obligé de naviguer et de se débrouiller sans pouvoir prétendre imposer une règle juridique incontestée et incontestable. Voilà le problème du conflit armé non international internationalisé.
5. La naissance d’une "doctrine" institutionnelle
DG : On va revenir un peu sur votre parcours : en juin 1975, vous succédez à Jean Pictet. Vous devenez directeur du département de la doctrine et du droit du CICR. On en a parlé tout à l'heure en aparté. Comment, dans cette fonction, avez-vous continué à promouvoir l'idée d'un lien nécessaire entre expérience du terrain et la rédaction des conventions internationales ? Comment ça s'est concrétisé dans votre département ?
JM : Dans mon cas, ça ne s'est pas tellement concrétisé par la rédaction du droit international. Pourquoi ? Parce que, à cette époque, le CICR était déjà engagé dans le processus dit de la CDDH qui a commencé en février 1974 et qui s'est terminé en 1977. Il a fallu 4 ans pour produire les Protocoles additionnels : le Protocole I sur les conflits armés internationaux au sujet duquel il faudra dire quelque chose sur la question des guerres de libération qui n’ont pas été mentionnées jusqu'à maintenant. Et le Protocole II relatif aux conflits armés non internationaux, qui est une espèce de développement de l'article 3. C'est Jean Pictet, principal auteur des textes avec son équipe, qui continue à ce moment-là de gérer cette question. Et quand il me passe le témoin pour la doctrine et le droit, il garde le domaine de la CDDH. Donc, heureusement pour moi, je n'ai pas eu à m’occuper, à ce stade du moins, du développement du droit humanitaire.
Par contre, ce dont je me suis beaucoup occupé, c'est de la relation peut-être pas tellement entre le droit et l’action, mais entre ce que j'appellerais la doctrine et l'opérationnel. A l'époque, Roger Galopin s’occupait des opérations et il y avait, entre lui et Pictet, une relation de "live and let live". Ils s'entendaient très bien, mais chacun s'occupait de son territoire. Quand je débarque, Jean-Pierre Hocké est directeur des opérations, alors que, de mon côté, je deviens directeur de la doctrine et du droit. La toute première décision que nous prenons ensemble, en juin 1975, est que le but commun à poursuivre est " l'harmonisation des activités des deux principaux départements de production au CICR afin qu’en permanence, la réflexion juridique et doctrinale s'inspire de l'action et que cette dernière soit guidée par les principes et le droit ". Et c'est là que naît la "doctrine", parce que jusque-là la doctrine c'était Pictet ! Il incarnait véritablement la doctrine, c'était tout à fait extraordinaire. Il était quand même l’auteur des Principes fondamentaux ! Il était l'auteur des 4 conventions de Genève ! Il était l'auteur des Protocoles additionnels ! Moi, je débarque là-dedans avec ma petite expérience du terrain, ma petite thèse sur le CICR. Comme je vous le disais, je suis le Salève et il est le Mont Blanc ! J’en suis hyperconscient. Et je me dis : " Tu n'auras jamais son poids, en tout cas pas au début. Tu n’auras pas la "gravitas " qui te permet de "dire la doctrine". Donc, je crée un système qui fait que la doctrine, c'est quelque chose qui est né de l’expérience, qui est montée du terrain, qui passe par la direction, laquelle direction propose à l'Assemblée un texte qui devient une ligne de conduite pour l'institution. Par exemple, le fait qu'il n'est pas question de visiter un prisonnier politique sans obtenir la possibilité d’avoir avec lui un "entretien sans témoin", l'enregistrement des noms et la garantie de pouvoir le revisiter... ces 3 choses, c'est de la doctrine. Autre exemple : la fameuse "doctrine 15", qui s'applique aujourd’hui à la politique de communication du CICR en Ukraine. Ce sont des règles de conduite. Il y en a une bonne cinquantaine qui, comme le droit humanitaire - je l'ai démontré il y a un instant - sont issues de l'expérience, mais de l'expérience interne ; ce ne sont pas des règles conçues pour les autres. Ce sont des règles de conduite internes pour le CICR. How do I behave ? Quel est le but de ces règles de conduite? C’est d’assurer la cohérence de l'action du CICR, cohérence qui est absolument la clé de sa crédibilité. Parce que, comme le Comité n'est élu par personne (ses membres sont cooptés), il dépend du bon Dieu... si Dieu existe. Et puis, s'il n'existe pas, il ne dépend de personne ! Donc on ne peut pas "virer" les membres du Comité. Ils sont là parce qu'ils ont été choisis par d'autres membres du comité et ceci depuis le premier jour. Depuis les 5 premiers membres auto-nommés. Comment garantir sa cohérence et sa crédibilité sinon en agissant de la même manière en toutes les circonstances et envers tous les pays et interlocuteurs, en se mettant en position de dire à n'importe quel gouvernement : " Ah non, Monsieur le Ministre, je ne peux pas visiter vos détenus si je n’ai pas l’EST, l’entretien sans témoin. Ce n'est pas pour vous. Cette règle n'est pas pour vos prisonniers spécialement, c'est une règle que le CICR s'est imposée à lui-même et qu'il applique en toutes circonstances. La voilà, elle est écrite, vous pouvez la trouver dans la Revue !". Ça, c'est un élément fondamental qui assure la crédibilité du CICR : le fait d'agir de la même manière dans les mêmes circonstances, face à toutes les entités auxquelles il s'adresse. C'est ça la doctrine. Pour répondre plus ou moins à votre question, à mon avis, c'est l'essentiel de ce que j'ai pu apporter au CICR parce que cela a perduré au sein de l'institution après mon départ. Quand j'ai repris la doctrine de Pictet, le CICR a remplacé un homme par un système.
6. Les "guerres de libération" et le Protocole I
DG : Vous faisiez référence aux conflits armés internationaux et aux guerres de libération. Pourquoi ?
JM : La question s'est posée pour les Protocoles additionnels : est-ce que les guerres de libération sont des conflits internationaux ou des conflits internes ? La tendance occidentale consistait à dire : internes. Mais la tendance tiers-mondiste et onusienne consistait à dire : attention, les guerres de libération sont reconnues par l'ONU comme des situations internationales ! On n'aurait pas voté à New York toutes les résolutions sur l'Afrique du Sud ou le Zimbabwe si l'on n'avait pas considéré que c'étaient des situations internationales… et ça, ça a été le Grand Débat à la CDDH ! À la fois par rapport à ces conflits eux-mêmes, mais aussi par rapport aux combattants dans ces conflits. Et finalement, c'est la tendance que je qualifierais de "tiers-mondiste et d'onusienne" qui a gagné et qui a obtenu l'article 1 du Protocole I qui définit ces conflits : les guerres de libération telles que définies par l’ONU, essentiellement celles qui concernent le sud de l'Afrique et Israël, sont considérées comme des conflits armés internationaux. Ce qui a conduit notamment à l'article 44.3 dont je vous ai parlé auparavant à propos du statut des combattants irréguliers, et aussi à l'article 96.3, qui a donné la possibilité aux mouvements de libération d’adhérer au Protocole additionnel I, c'est à dire d'être liés par les mêmes règles que les États dans un conflit armé international. Et ça, ce fut un débat politique absolument essentiel parce qu’il introduisait la notion du "jus at bellum" dans le "jus in bello". Le "jus ad bellum", qui est le droit de faire la guerre, avait été gardé jusque-là totalement en dehors des Conventions de Genève qui se concentraient sur le "jus in bello", le droit "dans la guerre". Ce sont donc les guerres de libération qui ont introduit le "jus ad bellum" dans le "jus in bello", ce qui, à l’époque, était contraire à la conception du CICR en général et de Jean Pictet en particulier. Mais c'était le prix qu'il fallait payer pour véritablement universaliser le droit humanitaire, parce que tous ces pays du tiers monde présents à la CDDH étaient absents en 1949. Sur la photo de la Conférence de 1949, il n’y a de ces pays, je crois, que l'Éthiopie. Tout le reste, c'est l’Occident, l’Asie et l’Amérique latine. Les pays absents en 1949 disaient: " Si vous voulez qu'on considère votre droit de 1949 comme notre droit, il faut commencer par considérer nos guerres dans notre Protocole I commun comme des conflits armés internationaux ". Et c'est ce qui s'est passé et c'est ça le grand virage de 1977, avec, en plus, l’obtention de ce qu’on n'avait pas réussi à obtenir précédemment, à savoir l'interdiction absolue des représailles et surtout l'interdiction de s'attaquer aux civils.
7. Protection des civils contre les effets de la guerre
Véronique Stenger (VS) : Donc, si je reprends ce que vous venez de nous dire, est-ce que il est trop fort d'affirmer que les Protocoles additionnels de 1977 ont été adoptés, d'une certaine manière, pour répondre à la spécificité des conflits sur le continent africain ?
JM : Oui, mais pas seulement. C'était une partie de la motivation. L'autre partie, c'est ce qu'on n’avait pas pu obtenir en 1949 dans la 4e convention.
VS : Que protège-t-elle ?
Elle protège les civils internés et les civils dans les territoires occupés, mais elle ne protège pas les civils contre les effets des conflits. C’est ce qu'on appelle le droit de la Haye, qui se rapporte à la manière de combattre. Or la motivation principale du CICR était, elle, purement humanitaire. En 1949, la motivation principale du CICR, et notamment de Pictet et de l'institution en général, était d'arriver à obtenir l'interdiction de s'attaquer aux civils, ce qu’il n’a pas obtenu. Cette interdiction n'existait donc pas dans le droit et les "mass bombings" de la 2e Guerre mondiale (Dresde et, à la limite, Hiroshima) n'étaient pas formellement interdits.
Maintenant, avec le Protocole additionnel numéro I, c’est ce deuxième grand objectif qui a été atteint, ainsi que l'interdiction des représailles qui ferait l’objet d’un sujet en soi, qui a finalement été adoptée et qui a un caractère absolu. C’était donc les 2 grands objectifs de la CDDH : l'un, l'objectif humanitaire pour le CICR, soit la protection des civils contre les effets de la guerre, et l'autre objectif politique, pour ce qu'on aurait pu appeler le tiers-monde : l’entrée des guerres de libération dans la catégorie des " conflits armés internationaux".
8. Les visites à Nelson Mandela à la prison de Robben Island
DG : On va aller "fast forward" vers l'Afrique du Sud. On se situe entre 1973 et 1975. Comme Délégué général du CICR pour l’Afrique, vous visitez de nombreuses prisons pour contrôler, observer et améliorer les conditions de détention des prisonniers. C'est votre travail. Vous avez eu 6 conversations en prison avec "Madiba". Dites en nous un peu plus sur cet épisode !
JM : Là, on est à Robben Island, qui est l’île prison où étaient détenus les prisonniers Noirs et les Asiatiques, parce que les blancs eux, ils étaient ailleurs, à Pretoria. Effectivement, pendant ces années-là, de 73 à 75, j’étais Délégué général pour l'Afrique. J'ai quitté mon poste de délégué régional pour l'Amérique du Sud à Caracas et l'une de mes tâches était de m'occuper des détenus politiques, pas seulement en Afrique du Sud, mais je dirais notamment en Afrique du Sud. Ainsi, j'ai pu visiter en prison le futur président de la République du Zimbabwe, Robert Mugabe, et quelques autres futurs grands hommes de ces pays. Et donc, je visite aussi Mandela à Robben Island. Mais je ne suis pas le premier. Ces visites avaient été commencées en 1964 par un délégué du CICR, qui s'appelait Georg Hoffmann. Je ne veux pas parler de lui d'une manière négative, mais son rapport sur sa toute première visite de prison à Robben Island était si bon que les autorités sud-africaines l'avaient publié à l’ONU ! C'est un peu comme si les Allemands avaient publié le rapport sur Theresienstadt, toute proportion gardée, n'est-ce pas ?
Mais là, quand je suis arrivé en mai 1973, j'avais affaire à une situation qui avait été rattrapée par un certain Geoffrey Senn et un dénommé Philippe Zuger, qui avaient commencé à faire des visites plus sérieuses à Robben Island. A cette époque, j’avais préalablement été notamment chef de délégation en Israël et délégué régional en Amérique du Sud. J’y avais introduit des méthodes systématiques de visite des lieux de détention qui sont par la suite devenues la norme au CICR. Ensuite, elles ont même été considérablement améliorées. A cette époque, en fait la seule chose qui était vraiment imposée, c'était l'entretien sans témoin. Mais si vous prenez la visite de Hoffmann à Robben Island en 1964, il était seul et il avait vu 7 détenus sans témoin… alors qu’ils étaient quelque 1400 prisonniers. (Tout cela est du domaine public aujourd’hui). Pour moi, ce n’était pas sérieux ! Donc j’ai pris les choses en main de manière extrêmement méticuleuse. Je me suis fait accompagner d'un deuxième délégué, plus un délégué médecin. Et nos visites à Robben Island ont chacune duré une semaine. Nous arrivions le lundi matin. J’expliquais le tarif au directeur de la prison qui n’avait pas d’autre choix que nous dire OK parce que le gouvernement l’avait dit : " La Croix- Rouge peut visiter et sans témoins "… mais ils n'avaient pas exactement prévu les détails !
Avec mon équipe, nous visitions toute la semaine : EST, santé, nourriture, etc. On voyait tout le monde. Ils étaient quelque 500. On voyait tous ceux qui voulaient nous voir en EST, en particulier les VIP, dans la section où se trouvaient les chefs, dont Mandela. On les voyait bien, on les voyait longuement ; on prenait des notes et puis, à la fin, on faisait rapport au directeur de la prison. Et on confirmait tout cela dans un rapport écrit aux autorités dans lequel, d'une manière extrêmement détaillée, on disait ce qu'il fallait améliorer : " Il faut donner des lits, il faut améliorer la nourriture et il ne faut plus leur faire porter des pantalons courts; il faut leur proposer du sport, il faut avoir d'autres activités que de tailler des cailloux dans la carrière et surtout, il faut leur permettre d'étudier ". Tous ces points étaient des points que l'on reprenait à la visite suivante et on ne les lâchait pas ! On était vraiment des bouledogues, on ne les lâchait pas ! Ça m'a mis 3 ans pour obtenir un lit pour Mandela ! On l'a obtenu ! Mais ça a mis 10 ans à mon successeur pour obtenir "Access to news". Mais surtout après 3 ans, j'ai obtenu la possibilité pour ces gens d'étudier, ainsi que la fin du travail à la carrière où ils cassaient des cailloux. J’ai aussi obtenu l’introduction d’ateliers dans lesquels les prisonniers pouvaient faire un travail un peu plus intelligent.
Et si vous regardez le bilan de cette époque ? On était en 1973-75. Ces gens sont restés en prison jusque dans les années nonante, alors qu’ils avaient déjà quelques années de prison derrière eux avant mes visites ! Or, quand ils sont sortis, après "one man one vote", ils ont gouverné l'Afrique du Sud ! Ce sont les gens qui, grâce au CICR, ont passé un BA ou même un MA à Robben Island, qui ont dirigé l'Afrique du Sud, quand Mandela est arrivé au pouvoir. Imaginez un peu ce qui se serait passé s'ils n’avaient pas eu cette possibilité d’étudier ! Ils seraient quand même arrivés au pouvoir, mais beaucoup moins bien équipés. En fait, c'est quelque chose que j'avais repris d'Israël où nous avions obtenu des Israéliens qu’ils autorisent les détenus Palestiniens à étudier et à passer leurs examens en prison ; mais là, les Israéliens s'étaient montrés beaucoup plus faciles à convaincre (après la période d’interrogatoire bien sûr), une fois que les types avaient été condamnés. Même les "internés administratifs", parce qu'ils restaient longtemps en prison, ont eu la possibilité d'étudier et de s’améliorer…certains dans l’idée de mieux combattre par la suite ! Mais cela ne gênait pas les Israéliens. Dans le cadre de l'Afrique du Sud, "mes" détenus se sont donc auto-éduqués en prison pendant deux décennies... et ça leur a permis de diriger l'Afrique du Sud plus valablement une fois arrivés au pouvoir. En plus de ça, on a obtenu des progrès pour les prisonniers : on a obtenu l'eau chaude, on a obtenu des livres, l'amélioration de la vie quotidienne, la nourriture, etc. Le bilan, de ce point de vue-là, est extraordinairement positif, même si les choses ont pris du temps. Et même si ce n'était pas facile d'entrer dans la mentalité "apartheid" des dirigeants sud-africains. Progressivement, ils ont quand même bougé, grâce aux pressions extérieures aussi. Mais comme nous étions les seuls à pouvoir entrer dans la prison et à voir ces gens, nous étions dans une position clé. Le nom même de Mandela ne pouvait pas être imprimé et sa photo ne pouvait pas être publiée. Nos visites ont donc véritablement constitué un levier extraordinairement important, non seulement pour le quotidien des prisonniers, mais pour l'avenir du pays.
DG : Mais devant les difficultés que vous aviez, comment arriviez-vous à faire passer vos demandes auprès de l'administration sud-africaine?
JM : Il y a eu un moment clé. C'était ma 3e série de visite en mai 1975 (mon sixième EST avec Mandela) et là, j'étais un peu découragé par une certaine absence de progrès sur certains points, comme l’obtention de l’eau chaude pour les prisonniers en hiver. Et j'ai dit à Mandela : " Est-ce que vous ne pensez pas que nous devrions suspendre nos visites pour "mettre la pression" sur le gouvernement et ne revenir que lorsqu’ils auront apporté les améliorations que nous demandons ? " Sa réaction spontanée a été : " Never do that ! They will call your bluff and you won’t come back. Always remember that what matters is not only the good you bring but also the bad you prevent ". En d’autres termes : " Qu'est-ce qui se passerait si vous ne reveniez pas et que les autorités savaient que vous ne nous visiteriez plus ? La possibilité de votre présence est déjà une limite aux horreurs qu'on veut nous imposer. Never do that ! " (On pourra revenir sur ce dilemme quand on parlera de l’Ukraine.) Mais c'est évidemment là une réflexion générale qu'on se fait quand on visite des détenus politiques, qui ne sont finalement protégés par aucun droit international, contrairement aux PG. Si je ne peux pas faire tout ce que je voudrais et que je laisse tomber pour cela… finalement, qui va payer l'addition ? Les détenus, évidemment ! On est là au cœur d’une problématique fondamentale pour le CICR, surtout pour les détenus politiques, plus que pour les prisonniers de guerre à l’égard desquels l’état a des obligations et le CICR des droits. Si on fait un dérapage, si on se conduit de manière inappropriée, si on commet une erreur critiquable par les autorités lors de la visite (par exemple introduire quelque chose qu'on n'est pas sensé introduire, photographier les prisonniers), cela donne un prétexte à l'autorité pour mettre fin aux visites, et là… ce n'est pas nous qui payons l’addition, ce sont les détenus !
DG : Voilà, oui, c’est un peu la phrase clé ! Je voudrais faire juste un petit parallèle. J'ai entendu qu’à l'époque, en Afrique du Sud, il y avait une anecdote qui circulait : quand vous êtes rentré à l'hôtel, suite à votre première visite, quelque chose s’est passé qui a constitué une leçon pour vous.
JM : Une "leçon" ! Absolument, le mot est juste. D'abord, oui, cela mérite d'être raconté parce que c'est une anecdote qui est incroyablement porteuse de vérité historique. A la fin de ma première visite, je rentre à l'hôtel le vendredi soir. Mes valises sont portées par un "bearer" comme on appelait les porteurs (noir, bien sûr, on est en 1973) à qui je donne un gros dash parce que j'ai toujours cru que c'était une manière de répartir les richesses et de corriger les inégalités. Et le type ne bouge pas. Il me regarde et je lui dis : "What do you want" ? Et le type me dit : "Is it true that you have been on the island ? " Alors là, toutes mes antennes se mettent à vibrer parce que le BOSS (Bureau of State Security), qui est le KGB sud-africain si vous voulez, nous suivait à la trace, écoutait nos téléphones, etc., Je lui réponds, très sec : "It’s none of your business ". Il ignore ma réponse et me demande : "Have you seen Madiba?" Et c'est là que le mot "leçon" est juste : je ne savais pas que c’était le nom que les noirs donnaient à Mandela ! J'aurais dû le savoir. La plupart des blancs sud-africains ne le savaient pas. C'était un peu un secret entre noirs, si vous voulez. Mais si j'avais bien fait mon travail, j'aurais dû le savoir. D'autant plus que, pour ma thèse, j'avais participé en 1968 à une réunion d'Amnesty international à Stockholm où l'on avait discuté de la question de savoir si Mandela pouvait être "adopté" comme "prisonnier de conscience" par Amnesty… ce qui ne fut pas possible parce qu'il n’avait pas renoncé à la violence et à l'usage de la violence. Enfin, c'est une autre histoire. Je demande à mon porteur " Who is Madiba ? ". Stupéfait, il rétorque "Nelson Mandela of course ! " Et puis il me demande si je lui ai serré la main ? Et moi, je prends ça comme " Êtes-vous le genre de blanc qui serre la main d'un noir ? " Et un peu bêtement, par réflexe, je dis " Of course I did ! ". Et le porteur de tomber à mes genoux, qui prend ma main droite, la main qui a serré celle de Mandela et en porte la paume à ses lèvres et la baise !!! Et là, j'ai compris ce que Mandela signifiait pour son peuple ! J’étais l’apôtre qui avait touché la main du Christ ! Et c'est un phénomène que j'ai revu plus tard, une fois après sa présidence. Je l'ai vu à Londres en 2003 : il avançait dans une foule entre deux rangs et les gens touchaient discrètement son vêtement, l’habit de Mandela. Il avançait dans la foule, c'était une grande salle, il y avait des centaines de personnes… comme les gens qui ont touché le Christ ! C'était vraiment très extraordinaire. Et donc là, dans ma chambre d’hôtel en mai 1973, j'ai vraiment pris conscience de la dimension du bonhomme pour son peuple et je me suis rendu compte que je ne l'avais pas suffisamment estimée, mesurée, et j'en ai tenu compte dans mes visites suivantes d’ailleurs : je savais dorénavant à qui je parlais ! Et j'ai discuté de questions beaucoup plus approfondies avec lui, notamment justement de la CDDH, du statut des combattants, de questions qui n'avaient rien à voir avec la prison de Robben Island et dont, alors, je n'ai jamais parlé au CICR, car à l’époque, j'aurais pu me faire virer parce qu'on avait un peu une mentalité "quadrada" en ce temps-là ! Mais j'étais hyperconscient que je parlais là à quelqu’un d''exceptionnel, plus qu'important pour l’histoire, et je n’allais pas louper cette occasion ! D’ailleurs, j’ai depuis écrit tout cela et on peut trouver ces récits sur le site de la "Nelson Mandela Foundation".
DG : Merci pour cette anecdote qui est savoureuse et en même temps très importante, en effet, dans le déroulé de l'histoire. En 2015, la commission des Nations unies pour la prévention du crime et de la justice pénale a adopté des révisions importantes des règles pour le traitement des prisonniers, plus connues comme "règles Mandela" pour guider les États sur la conception et la gestion des prisons. Alors j'aimerais vous en parler : vos échanges avec Mandela après 1975 ont-ils influencé tout cela ?
JM : D’abord je ne suis pas certain que Mandela lui-même ait eu quoi que ce soit à faire avec les "Mandela rules". J'ai l'impression que l'on a utilisé cette formule que parce qu’il a été longtemps en prison. Il y a eu beaucoup de dialogues entre le CICR et l’ONU sur ce genre de règles. J'ajouterai que Mandela, à supposer qu'il les ait inspirées, n'avait pas besoin de moi pour ça ! S’il y a des leçons à prendre de mes visites à Mandela, c'est moi qui les ai prises ; ce n’est pas lui. Et à cet égard, si je ne dois n’en choisir qu’une, elle tient aussi dans une anecdote. C'était lors de ma dernière visite, je crois. Les lettres de sa femme étaient, comme toute lettre à tout prisonnier dans le monde entier, censurées. Un prisonnier ne reçoit pas n'importe quoi : les lettres qu'il reçoit passent par la censure et la censure, c'est un truc noir qui passe sur certaines lignes et ça devient illisible. Et Mandela me montre une lettre de sa femme qui a été censurée d'une manière particulièrement vicieuse par le censeur, en ce sens que c'était certainement une lettre sinon d'amour, mais du moins très affectueuse à laquelle la censure donnait un double sens très négatif. Et là je lui fais une remarque pas très Croix-
Rouge (mais c’était notre sixième EST en trois ans et nous avions construit une relation très personnelle, car j’étais la seule personne de l’extérieur qu’il voyait dans sa cellule) : " I must say that I admire you Nelson ! You don’t seem to hate the man. If I were you, I would hate his guts ". Et Mandela de répondre du tac au tac et avec beaucoup d’autorité : " Never do that : hate only harms him who hates ! It is better to save one’s energy for the struggle and save it by not hating ". C'était donc une politique, c'était quelque chose de réfléchi et c'était quelque chose à quoi il a pensé en prison. Et c'était un message qui a sauvé l'Afrique du Sud de la guerre civile, parce que, si Mandela, en sortant de prison, n’avait pas fait passer à son peuple ce message qu'il avait donné au délégué du CICR au fond de sa cellule 15 ans avant… c’eût été la guerre civile et ce pays aurait été fini, foutu. S’il avait gardé de la haine et qu'il ait transmis cette haine, ça aurait brûlé complètement, non ? Il l'a dit à ses propres gens, il a dit aux noirs et à ses autres partisans :" Fight for Your Rights. Fight for "One Man One vote". Don’t waste your time and your feelings hating ". Donc ça, c'était vraiment un message historique, extrêmement fort. Et si les écrivains veulent chercher quelque part la recette du succès, c'est à Robben Island qu’ils peuvent la trouver.
9. Quid de la guerre en Ukraine ?
DG : Merci pour cette réflexion. On a parlé de l'importance de votre rôle Jacques Moreillon et plus généralement du rôle des délégués CICR pour faire appliquer le DIH, de la manière dont l'expérience mène à la construction de la règle, à la révision de la règle. Quel est le rôle du CICR en cas de violation du DH ? On va prendre tout de suite l'exemple de la guerre en Ukraine, entre la Russie et l'Ukraine, un cadre concret qui est propice. Quels sont les défis posés par cette guerre justement en matière de violations du DIH d'après vous ?
JM : Ce sont beaucoup des questions relatives à la communication, à la politique de communication du CICR. C'est un problème qui s'est posé de tout temps et notamment quand je suis arrivé comme directeur de la doctrine du droit en juin 1975. Je me la suis posée parce que je l'avais vécue quand j'étais chef de délégation en Syrie en 1967, lors du conflit entre Israël et les pays arabes. Et ensuite, en 1969, quand j’étais chef de délégation en Israël. Qu'est-ce que le CICR peut et doit dire publiquement quand le droit n'est pas respecté ? En 1981, après de nombreuses discussions internes, le Comité (l’Assemblée) a établi une "doctrine" appelée aujourd'hui la Distribution de secours aux populations civiles "doctrine 15"… parce que c'était la 15e et qu'on les a numérotées !(Actuellement, il y en a plus de 60 !) C’était d’abord un texte interne, qui ensuite a fait l'objet d'une publication. Cette doctrine dit qu’en principe, le CICR a une politique de confidentialité sur ce qu'il fait face aux violations du DIH, c’est à dire qu’il commence par intervenir discrètement (mais officiellement) auprès des parties au conflit pour les convaincre de bien se conduire. Ça veut donc dire qu'il essaye d'améliorer la situation par des contacts confidentiels avec les autorités responsables. Mais la question se pose : et si ces violations se poursuivent, voire empirent, s’aggravent, se répètent ? Et alors là, il est prévu que, si elles sont graves et répétées, si elles sont constatées par nos délégués, connues ou incontestables, et si les démarches discrètes et confidentielles du CICR n'ont pas eu assez d’effets, alors le CICR peut partager ses problèmes d’abord avec les autres États Parties aux Conventions de Genève (qui, en vertu de l'article 1 des Conventions, ont l'obligation non seulement de respecter ces conventions, mais encore de les "faire respecter"), voire enfin avec l'opinion publique, en les dénonçant clairement. Mais il y a une dernière condition à remplir avant que de telles dénonciations ne deviennent publiques : il faut qu’elles soient "dans l'intérêt des victimes" que le CICR cherche à protéger. Et c'est là qu’intervient toute la problématique de l'institution. Par exemple en Ukraine, il est clair que le CICR n’est pas du tout satisfait de la situation. Le Directeur général et la nouvelle Présidente ont dit qu'il y aurait des milliers de prisonniers et que le CICR n’en n’a visité que quelques centaines de PG. Il y a donc des milliers de PG que le CICR n’a pas visités et qu’il veut absolument voir et assister : c'est sa priorité. Mais le CICR n’a pas été plus loin ; il n’a pas dit (à une exception près) " Nous avons fait, en date du tant, une demande de voir tels et tels camps de PG dont l’accès ne nous a pas été accordé, voire nous a été refusé ou pour lequel nous attendons toujours une réponse ". Il n'est pas entré dans les spécifiques. Pourquoi ? Parce que c'est la fameuse question de savoir si cela est, ou pas, "dans l'intérêt des victimes". C'est à dire que, si vous partez de l’hypothèse (c’est une hypothèse, car je n'ai pas d'autres informations que le public) qu’il y a des problèmes des 2 côtés, mais qu’il y en a peut-être de plus graves d’un côté que de l’autre… en dénonçant inévitablement un côté plus que l’autre, quel va être le résultat ? Est-ce que l'on verra plus de prisonniers de guerre du côté où ça va plus mal ? Est-ce que ça va vraiment améliorer la situation des PG que nous ne pouvons voir ? Ou bien est-ce que cela donnera un prétexte à ce côté-là pour dire que " le CICR n’est pas neutre et impartial et que donc on ne le laisse plus visiter nos PG " … même si cet État conserve - comme tous les autres - une obligation absolue de laisser le CICR visiter ses PG ?
Et c’est exactement ce type de question qui s’est posée pendant la deuxième guerre mondiale. En octobre 1942, Jean Pictet avait proposé à l'Assemblée du CICR le texte d’un appel public en faveur de la protection des civils. Pas les juifs spécifiquement, mais les populations civiles et les civils internés, les 2 catégories qui, à cette époque, n’étaient pas encore protégées par le DIH et que la 4e Convention de 1949 protègera finalement. En 1942, il y avait une 3e Convention pour les prisonniers de guerre (donc les militaires seulement) et c'est tout. Et le CICR pouvait en visiter certains… mais pas tous. Il ne voyait pas les Soviétiques parce que l'Union soviétique n ’avait pas adhéré à la 3e Convention (Staline avait peur que cela encourage ses soldats à se rendre !). Ni les Polonais, parce que la Pologne n'existait plus! Il voyait des Anglais, il voyait des Français. Il ne voyait donc qu'une partie des prisonniers à visiter… comme aujourd’hui en Ukraine, mais pour d’autres raisons. Et toute une partie de l'Assemblée d’alors (vous trouvez ça dans le livre de Jean-Claude Favez "Une Mission Impossible ?" ) dit "non" à l’appel pour la protection des civils. En fait, l'Assemblée est unanime à penser qu’une telle déclaration n'aurait pas d'effet sur les nazis, qui s'en foutent complètement, et que lancer cet appel ne changerait rien à rien. Mais certains disaient: "Qu’importe : c'est un débat pour l’histoire! Il faut lancer cet appel pour l’histoire ". Et puis, vous avez une majorité (dont le conseiller fédéral Philip Etter, qui était descendu à Genève rien que pour ça, parce qu'il était en même temps conseiller fédéral et membre du CICR !) qui dit : " Écoutez, on est tous d'accord que ça ne va rien changer en positif. Mais qu'est-ce que ça va donner en négatif ? Que va dire Hitler ? Que vont dire les nazis ? Si on fait ce genre d’appel, qui est une dénonciation implicite, est-ce qu'on ne risque pas de perdre le peu qu'on peut faire actuellement ? " C ’est peut-être ce que se dit le Comité aujourd’hui pour l’Ukraine ? Je ne sais pas. Je ne suis pas (plus!) dans le secret des dieux !
10. Conclusion
DG : Eh bien, on va conclure ! On va vous remercier d'abord du fond du cœur pour votre temps et votre expertise et les anecdotes qui évidemment sont toujours plaisantes à entendre, surtout quand elles sont bien racontées. Mais j'ai encore une question : on parle beaucoup de la difficulté de respecter complètement l’idéal d’Henry Dunant. Je vous l'avais dit, la situation en Ukraine fait la démonstration que les guerres deviennent plus sales en général. Donc quel est l'enjeu d'après vous, avec votre expérience ? Aujourd'hui, est-ce à dire que les États doivent prendre encore un peu plus en compte le travail des organisations comme la Croix - Rouge ?
JM : C'est tout à fait évident. Si vous regardez les dernières nouvelles du Tigré par exemple : on a appris que des prisonniers tigréens avaient été froidement assassinés, en masse, par des Éthiopiens. Côté positif, j’ai vu qu'au Yémen, on a fait des échanges de prisonniers et des visites de prisonniers, ça a l'air d'aller mieux. Mais regardez ce qui se passe en Syrie et surtout regardez tous ces conflits où les civils sont les premières victimes. C'est ça qui est absolument désolant. Et tout le monde s'en fout. Les États (disons "beaucoup d’États"), quand ils sont en situation conflictuelle, soit ignorent l'existence du DIH, soit ils en connaissent l'existence et même en reconnaissent l'applicabilité, mais se foutent de respecter véritablement ses règles. Particulièrement en ce qui concerne la protection des populations civiles. Là, il y a vraiment une dégradation. On l'a connue dans la 2e Guerre mondiale. Il y a d'ailleurs un grand débat sur l'opportunité des "mass bombings" chez beaucoup d'historiens. Avec le fameux général anglais dont j’ai oublié le nom qui tenait absolument à bombarder les villes et les populations civiles allemandes "pour briser le moral" du peuple allemand, etc. C’est un débat historique. Mais il n'y avait pas les Protocoles dans la seconde GM. Maintenant, il y a la 4e Convention et les Protocoles additionnels. Alors à quoi ça sert d'avoir fait cette CDDH, d'avoir adopté ces protocoles de 1977 et négocié ça pendant 4 ans ? Pour que tant de leurs signataires les ignorent, voire s'en foutent en réalité ? Ou alors on discute : " Oui, je sais qu’il ne faut pas tirer sur les civils : mais cet objectif a un intérêt militaire aussi, n'est-ce pas? Et puis, dans cet immeuble, n’y avait pas que des civils hein ? Il y avait aussi des tireurs d'élite qui s'y cachaient, non ? " … et encore quand on se donne la peine d’argumenter comme à Beyrouth ou Sarajevo ! On est, à mon avis, dans une situation absolument dramatique et catastrophique par rapport au non-respect du droit humanitaire. Et que peut faire le CICR dans tout cela ? Ce que font les pasteurs et les curés : prêcher la bonne parole... mais il faut tomber sur des croyants... et il y en a peu au moment des vrais combats.
DG : Merci Jacques Moreillon.
Galleries:
Discover and enrich the history of International Geneva
A time for dialogue
In 2003, a man from Geneva initiated a dialogue between Israelis and Palestinians far from the diplomatic arena. His aim: to achieve a two-state solution. The RTS archives bear witness to the dynamic generated by this ‘Geneva Initiative’.