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Frances Perkins à Genève ou l’adhésion des États-Unis à l’OIT

1934
Archives du Bureau international du travail, Genève.

En 1934, les États-Unis adhère à l'Organisation internationale du travail, tout en restant au-dehors de la Société des nations. L’entrée des États-Unis à l’OIT a eu une influence considérable sur les activités de l'Organisation, en particulier dans le domaine économique.

Légende photo: International Labour Conference, 26th session, Philadelphia. Frances Perkins, presenting Edward J. Phelan, 4th ILO Director General, with the original sketch by the cartoonist F.O Alexander "Above de Storm", published in the Evening Bulletin on 20 April 1944. Archives du Bureau international du travail.

L’entrée des États-Unis à l’OIT en 1934 (1)

Si l’année 1934 marque le début des relations officielles avec l’OIT, il faut rappeler que les États-Unis sont depuis les années 1920 impliqués, de manière non officielle, dans les activités des organisations internationales, ce qui permet de remettre en question leur politique isolationniste durant cette période (2). À plusieurs reprises entre 1919 et 1933, les États-Unis envoient même des délégués aux conférences de l’OIT. Il est également remarquable qu’en 1920 Albert Thomas, premier directeur du Bureau international du travail, soit parvenu à ouvrir un bureau de correspondance à Washington.

Les raisons qui ont poussé les États-Unis à adhérer à l’OIT en 1934 sont de trois ordres. Dans le sillage de la grande dépression, plusieurs personnalités américaines issues des milieux progressistes et internationalistes défendent une coopération accrue avec l’OIT, afin de trouver des solutions pour lutter contre la crise du chômage (3). Ensuite, la nomination de Roosevelt et la mise en place du New Deal poussent les réformateurs sociaux gravitant au sein de l’administration fédérale à chercher davantage l’appui de l’OIT, dans lequel ils voient un instrument au service de l’avancement de leur politique nationale de développement économique et social. Roosevelt partage cette impression et y voit aussi un moyen d’internationaliser les principes et les méthodes du New Deal. Leur participation à l’OIT témoigne de leur engagement dans la promotion de politiques dont ils pensent qu’elles peuvent assurer une forme de stabilité globale.

Dans son livre The Lost Peace, publié en 1941, Harold Butler, deuxième directeur général du BIT, se remémore ainsi sa rencontre avec Roosevelt en 1933 :

"He was astonishingly well informed about the ILO and all its works, and had evidently made up his mind that America should play its part in them (4)".

L’adhésion des États-Unis doit aussi beaucoup à l’influence de nombreux internationalistes américains actifs dans les milieux universitaires, en particulier à la Columbia University, qui ont réalisé aux États-Unis un intense travail de propagande en faveur de l’OIT .

Frances Perkins, première femme américaine nommée au cabinet présidentiel et déléguée gouvernementale à l'OIT

Au début des années 1930, Harold Butler se rend à plusieurs reprises aux Etats-Unis pour étudier les effets de la politique du New Deal, encore peu diffusés en Europe. Il en profite pour renforcer ses relations avec l’administration de Roosevelt, en particulier avec Frances Perkins. Une relation d'amitié naîtra de cette rencontre, comme en témoigne l'hommage qu'elle lui rend lors de son discours prononcé en 1938 à la tribune de la Conférence internationale du travail à Genève :

"M. Butler s'est fait de nombreux amis aux États-Unis par sa compréhension tout exceptionnelle de nos problèmes, de notre mentalité, de nos préjugés et de nos préférences, par ses qualités de Directeur et par son action, il a su créer chez nous une telle confiance dans l'Organisation internationale du Travail que les Éats-Unis ont décidé d'adhérer à celle-ci" (5).

Nommée secrétaire du Labor Department en 1933, Perkins, qui développe un programme de politique sociale proche de celui de l’OIT, va jouer un rôle important dans le rapprochement des États-Unis avec l’organisation.

Frances Perkins est bien connue des Américains, mais beaucoup moins des Européens. Née à Boston le 10 avril 1882, elle obtient son diplôme au Mount Holyoke College, un collège de femmes. Perkins s’est très tôt intéressée aux conditions de travail. En 1907, elle s'installe à Philadelphie, où elle devient secrétaire générale de la Philadelphia Research and Protective Association. Son travail consiste alors à enquêter sur les fausses agences de placement qui s'attaquent aux femmes immigrées (6). Elle se rend ensuite à New York où elle suit des cours de sociologie à la Columbia University et obtient un diplôme d'études supérieures en sciences politiques. Perkins étudiera aussi à l’Université de Pennsylvanie et de Chicago et également dans différentes institutions européennes.

Entre 1910 et 1933, elle participe à différentes commissions à New York, en lien avec les questions sociales. En 1911, Perkins travaille pour la National Consumers League, où elle défend l'élimination du travail des enfants et la réduction des heures de travail. En 1929, le gouverneur de l'État de New York, Franklin D. Roosevelt (FDR), impressionné par son intelligence et son courage, la nomme commissaire industriel de l'État de New York .

Durant la crise de 1929, Perkins dirige un comité sur l’emploi mis en place par FDR pour trouver des solutions au problème majeur du chômage aux États-Unis qui concerne alors entre 13 et 18 millions d’Américains. Lorsque FDR est élu président en 1932, il n’hésite pas longtemps avant de nommer Frances Perkins Secrétaire au travail. Elle est la première femme à faire partie d'un cabinet présidentiel. Elle devient l’une des principales chevilles ouvrières du New Deal. Elle a également largement contribué à l’adoption du Social Security Act en 1935, qui accorde une protection sociale aux catégories de travailleurs américains les plus vulnérables. Après l’adhésion des États-Unis à l’OIT en 1934, Perkins se rend à l’OIT à Genève pour la première fois en 1938, en tant que déléguée gouvernementale. Elle est l'une des rares femmes à être nommée déléguée gouvernementale à l’OIT dans l’entre-deux-guerres.

La planification économique et sociale et le relèvement de l’économie mondiale

Les années 1930 et en particulier les voyages effectués aux Etats-Unis ont impact décisif sur Harold Butler et orientent directement ses réflexions vers la planification pré-keynésienne et le développement social des pays non industrialisés. Wilfred Jenks, conseiller légal du BIT, notera à posteriori que :

"Harold Butler, whose intellectual background was All Souls College Oxford and Whitehall, was already sensitive in the thirties to the new currents, which were to shape the developing world in the forties and fifties. […] Harold Butler had been an Eton classmate of John Maynard Keynes and it was primarily through his influence that the ILO became in the League of Nations world the acknowledged international platform of the Keynesian revolution " (7).

Les efforts de Harold Butler pour faire entrer les États-Unis à l’OIT peuvent être analysés à la lumière de ce changement de contexte.

On ne saura rendre ici compte de manière complète de l’influence profonde que les États-Unis ont eu sur l’OIT, en particulier dans le domaine économique . A travers des personnalités comme Frances Perkins, les idées et les expériences du New Deal ont trouvé une voie privilégiée d’expression à Genève. Le discours de Perkins à la conférence internationale du travail de 1938, disponible ici, en témoigne.

L’administration Roosevelt a également cherché à faire adopter l’idée américaine d’une régulation internationale des activités économiques, une sorte de New Deal global. À ce titre, en 1937, les États-Unis utilise leur nouvelle influence à l’OIT pour organiser la première conférence mondiale sur le textile, un secteur industriel durement touché par les effets de la crise économique, aux États-Unis, mais aussi en Grande-Bretagne, en Inde et au Japon. La Conférence mondiale sur le textile, qui se tient à Washington en avril, est la conséquence des préoccupations américaines sur le problème de la compétition industrielle. Une préoccupation que Perkins ne manquera pas de rappeler en 1938 lors de sa visite à Genève.

Mais dans le cadre international fourni par l’OIT, la préoccupation majeure devient alors la compétition industrielle entre l’Ouest et l’Asie, où le travail textile est réalisé par des ouvriers moins payés et travaillant plus longtemps. Pour les organisateurs de la conférence mondiale, en particulier les délégués des États-Unis, la question revient alors de savoir si le développement des ressources économiques dans diverses parties du monde ne peut pas être réalisé de manière à fournir un bénéfice raisonnable aux pays fournissant les moyens de production, tout en favorisant de meilleures conditions économiques et sociales et une croissance équilibrée de l’économie mondiale. On soulignera l’audace de ces réflexions dans le contexte de la crise mondiale et le cortège de mesures protectionnistes qui l’accompagne. Finalement, du fait de ce contexte peu propice aux régulations internationales, la conférence n’aboutira à aucun accord international. Cela dit, elle marque une étape importante dans l’histoire de l’OIT.

Pour la première fois, l’OIT est devenue un espace de discussion sur la régulation des échanges économique du point de vue du travail. La conférence aboutit en outre à des propositions de méthodes pour la régulation du commerce international, en particulier l’adoption d’accords internationaux comme moyens d’ajuster la production et la consommation des différents produits textiles, principe qui connaîtra son véritable développement dans le cadre du GATT à partir de 1947. La conférence décide aussi l’établissement d’une commission permanente du textile qui anticipe de presque dix ans l’établissement des comités industriels de l’OIT.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis vont continuer au moins jusqu’en 1944 de jouer leur rôle de soutien à l’action de l’OIT. En 1941, Perkins préside la première conférence internationale de l’OIT en tant de guerre, organisée à Washington. Le discours prononcé par Roosevelt, le dernier jour de la conférence, témoigne du soutien de l'administration de Roosevelt à la poursuite des activités de l’OIT après la guerre :

"In the planning of such international action, the International Labour Organization, with its representatives of labour and management, its technical knowledge and experience, will be an invaluable instrument for peace. Your Organization will have an essential part to play in building up a stable international system of social justice for all peoples everywhere" (8).

Enfin, en 1944, Perkins est également présente au moment de la signature de la Déclaration de Philadelphie de l’OIT, qui réaffirme le rôle de l’OIT dans la reconstruction économique et sociale d’après-guerre.

Ceci dit, ce soutien s'étiole progressivement, dans un contexte de compétition accrue entre les organisations internationales historiques, telle que l’OIT, et les nouvelles organisations internationale qui sont alors en train d’être créées. Alors que les années 1930 et le début des années 1940 ont consacré la vision d’une prospérité et d’un progrès fondés sur la planification économique et le dialogue social, la décision, lors de la conférence de Bretton Woods du 22 juillet 1944, de créer la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) et le Fonds monétaire international (FMI), témoigne de la volonté des États-Unis de traiter désormais certaines questions économiques indépendamment des questions sociales, ce qui constitue également un revers considérable pour l’OIT (9). Après le décès de Roosevelt en 1945, Perkins démissionne de son poste de Secrétaire du travail et continue à soutenir les collaborations entre l’OIT et l’ONU.

Les États-Unis, en particulier leur expérience du New Deal ont fourni à l'OIT des modèles de planification économique et sociale susceptibles d’être appliqués dans le reste du monde. La présence exceptionnelle à Genève de Frances Perkins permet aussi de mettre en lumière l'importance du rôle des femmes, encore largement sous-estimé, dans la coopération internationale dans l'entre-deux-guerres.

Véronique Stenger

Références:

  1. La majorité des informations présentées ici sont tirées de mon livre Social Refom, Modernization and Technical Diplomacy. The ILO Contribution to Development (1930-1946), Berlin, De Gruyter, 2020.
  2. Ludovic Tournès, Les États-Unis et la Société des Nations (1914–1946). Le système international face à l'émergence d'une superpuissance, Peter Lang, 2015.
  3. Jill Jensen, « What the International Labor Organization Means to America », op. cit. ; Edward C. Lorenz, Defining global justice : the History of U.S. International Labor Standards Policy, Notre Dame, Ind., University of Notre Dame Press, 2001 ; Antony Alcock, History of the International Labour Organisation, Londres, Macmillan, 1971 ; Daniel P. Moynihan, The United States and the International Labor Organization, 1889-1934, Medford, Mass., 1960 ; James Myers, « American Relations with the International Labour Office, 1919-1932 », Annals of the American Academy of Political and Social Science, vol.166, 1933, pp. 135-145.
  4. Harold Butler, The Lost Peace: a Personal Impression, Londres, Faber and Faber, 1941, p. 54.
  5. Discours de Frances Perkins à la Conférence internationale du travail, 1938. Archive sonore, Bureau international du Travail, Genève.
  6. https://www.fdrlibrary.org/perkins
  7. Edward Phelan and the ILO: Life and views of an international social actor, Genève, Bureau international du travail, 2009, p. 7.
  8. Compte rendu de la CIT, 1941, p.158, Archives du Bureau international du travail. Voir aussi Geert Van Goethem, « Phelan’s War : The International Labour Organization in Limbo (1941-1948) », in Jasmien Van Daele, Magaly Rodríguez García, Geert Van Goethem, Marcel van der Linden (eds), ILO Histories: Essays on the International Labour Organization and its Impact on the World During the Twentieth Century, Berne, Peter Lang, 2010, pp. 314-340.
  9. Sandrine Kott, « Organizing World Peace. The International Labour Organisation from the Second World War to the Cold War », in Stefan-Ludwig Hoffmann, Sandrine Kott, Peter Romijn et Olivier Wieviorka (eds), Seeking Peace in the Wake of War: Europe, 1943-1947, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2015, pp. 309-310.
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Oct 27th, 2022
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