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Dans les coulisses de l'Initiative de Genève avec Alexis Keller

Luisa Ballin
geneveMonde

Alexis Keller est un homme visionnaire et audacieux. Il a été à l’origine de l’Accord de Genève pour une paix juste et durable entre Israéliens et Palestiniens, soutenu par la Suisse. Pour conter la naissance de ce projet qui semblait irréaliste, Alexis Keller cite une phrase qu’il garde bien en vue sur son bureau : «Je l’ai fait parce que c’était impossible». Idéaliste, le très sérieux professeur ?

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Le prof Alexis Keller, à l'origine de l'Initiative de Genève
Le prof Alexis Keller, à l'origine de l'Initiative de Genève

Photo: Catharina Habsbourg-Lothringen

Ses quelques 400 feuillets de notes de négociations et de réunions qui ont eu lieu autour de l’Initiative de Genève, trésors d’archives personnelles inédites, illustrent ce pari réaliste. Il nous en a parlé lors d’une rencontre passionnante.

«A la fin des années 2000, j’ai été approché par la Fondation pour Genève qui souhaitait fêter les cent ans du premier Prix Nobel de la Paix, Henry Dunant (ndlr : obtenu conjointement avec le député pacifiste français Frédéric Passy en 1901). Le volet Dunant était géré par un groupe d’historiens. La Fondation pour Genève voulait une conférence internationale sur un thème relatif à la paix. A l’époque, je travaillais sur la notion de guerre juste dont on parle depuis Saint Augustin, mais parlait-on de la paix juste ? Il n’y avait aucun travail théorique sur ce sujet. J’ai proposé à la Fondation pour Genève le thème de la paix juste. Elle m’a donné le feu vert pour aller de l’avant. Je n’étais pas encore professeur», explique Alexis Keller.

Pour composer la liste des participants à ce colloque international, il contacte deux amis chercheurs des universités de Harvard et d’Oxford, «mais il fallait aussi un praticien qui avait mis les mains dans le cambouis. Le premier nom qui m’est venu n’était pas Yossi Beilin, c’était Shimon Peres. Le hasard de la vie personnelle et familiale – une partie de la famille de ma grand-mère est de confession juive, fait que j’avais des liens avec l’entourage de Peres. Je l’ai approché et Peres a répondu que le timing était important. A la fin 2000, le budget pour organiser l’évènement était trouvé et les participants contactés. Mois prévu : octobre 2001, thème défini : Qu’est-ce qu’une paix juste ?».

Shimon Peres étant pris par d’autres obligations, il lui conseille de contacter Yossi Beilin, qui était l’un des négociateurs à Camp David en juillet 2000 et à Taba en janvier 2001. C’est à ce moment qu’Alexis Keller eu une idée audacieuse : pourquoi ne pas proposer à Beilin de terminer les négociations de Taba ?

«La conférence arrive. Je vais le chercher à l’aéroport et je lui dis : Monsieur le Ministre, si je vous donne les moyens de terminer Taba, le feriez-vous ? Yossi était quelque peu surpris. Il m’a répondu : pourquoi j’accepterais votre proposition ? J’ai enchaîné : pour deux raisons. La première est que je ne suis pas une personne politique, je n’ai donc aucun intérêt politique à réussir ou à rater. La deuxième raison: vous avez un intérêt politique à offrir une alternative à vos concitoyens après l’arrivée au pouvoir d’Ariel Sharon et l’isolement de la gauche en Israël».

Yossi Beilin a été convaincu, la conférence pouvait avoir lieu. Selon le professeur genevois, l’écrivain palestinien-américain Edward Saïd, qui était déjà malade, avait fait une très bonne intervention à cette conférence ainsi que son interlocuteur israélien. Un mois plus tard, coup de téléphone de Beilin qui avait parlé à sa contrepartie palestinienne. «Nous acceptons votre proposition. Nous serons à Genève dans six semaines pour des discussions exploratoires. Yasser Abed Rabbo viendra avec moi». Alexis Keller était enchanté. Mais...

«Je m’étais engagé à payer ces réunions, mais je n’avais pas un centime ! J’ai la chance de venir d’un milieu privilégié. Mes parents ayant créé une petite fondation de famille, je suis allé voir mon père, un ancien banquier privé. Mes parents ont répondu que mon projet était fou mais qu’ils me soutenaient ! Je pouvais ainsi organiser quelques réunions. En novembre 2001, un petit groupe de six personnes est arrivé à Genève. Nous avons loué un salon à l’hôtel Mandarin Oriental et commencé les discussions».

Le premier travail d’Alexis Keller fut donc organisateur de réunions confidentielles. «Avec une condition : que je sois dans la salle pour écouter et prendre des notes. En novembre 2001, nous avons enchaîné les rencontres à Genève, puis à Zurich et de nouveau à Genève. Je suis ensuite parti à Tel-Aviv et à Ramallah pour définir qui négociait quoi, le contenu de la négociation et la procédure à suivre. J’ai été un organisateur jusqu’en avril 2002. Mais après six mois, Ariel Sharon réoccupait la Cisjordanie avec ce que cela a impliqué».

«J’ai reçu un appel téléphonique en avril 2002 expliquant que nos amis palestiniens ne pouvaient plus sortir facilement et me demandant si j’acceptais de faire des navettes entre Ramallah et Tel- Aviv. Mon rôle est passé d’organisateur à passeur d’idées et médiateur amateur», résume le professeur genevois.

Avec les négociateurs israélien et palestinien, nous nous sommes enfermés durant trois semaines à la montagne, à Sanenmoser. Robert Malley, ancien émissaire de la Maison-Blanche en Irak, était à nos côtés. Ainsi nous avons pu rédiger une ébauche d'accord.

«Lors de l’un de mes voyages, il avait été décidé que chaque camp enverrait un représentant pour rédiger une ébauche de texte. En mai-juin 2002, nous nous sommes retrouvés dans mon appartement à la montagne, à Saanenmöser, où j’ai accueilli Daniel Levy, conseiller de Yossi Beilin, le principal négociateur israélien, et Ghaith Al-Omari, conseiller de Yasser Abed Rabbo, le principal négociateur palestinien de l’Initiative de Genève. Nous nous sommes enfermés pendant trois semaines. Ils logeaient dans l’hôtel à côté de mon appartement, avec Robert Malley, un des Clinton’s boy, ancien émissaire spécial de la Maison-Blanche en Iran, car les Israéliens et les Palestiniens voulaient avoir avec nous une personnalité américaine qui avait été à Camp David pour reprendre les pourparlers. Après quatre semaines, nous avons sorti une ébauche d’accord. Lorsque nous avons comparé la version finale de l’Accord de Genève avec notre draft, il y avait peu de différences. J’ai habité à Jérusalem et continué mon travail. Mes voyages devenaient difficiles. A l’été 2002, j’ai demandé à un ami de mon père, l’ambassadeur François Nordmann, si je pouvais avoir un passeport diplomatique suisse. Sans lui dire pourquoi, car il fallait garder la confidentialité ».

Diplomate chevronné et respecté, François Nordmann est allé voir Joseph Deiss, conseiller fédéral en charge des Affaires étrangères à l’époque. « J’ai obtenu un passeport diplomatique. François Nordmann savait depuis 2002. Sans lui et sans son aide, j’aurai eu beaucoup plus de mal à réaliser ce projet. Il a joué un rôle très important comme accompagnateur » affirme Alexis Keller.

Les négociations avancent. En décembre 2002, Micheline Calmy-Rey devient Conseillère fédérale en charge du Département des Affaires étrangères. Début 2003, les deux équipes s’étaient élargies car les dossiers étaient complexes. Parmi les négociateurs de Camp David et de Taba se trouvait Shaul Arieli, l’homme des cartes, impliqué dans les questions de frontières et d’échanges de terres.

«A ce moment-là, nous nous sommes dit qu’il nous fallait l’appui d’un gouvernement. Pour des raisons financières et parce que le politique devait prendre le relai. Trois options étaient envisagées : l’option américaine, l’option anglaise et l’option suisse. Nous avons hésité entre l’option anglaise et l’option suisse. Je peux dire qu’en soutenant la guerre en Irak, Tony Blair a perdu l’Initiative de Genève. En discutant avec Micheline Calmy-Rey, je lui ai demandé si elle avait vu le film Mission impossible. Le message était : si je réussi, vous aurez le succès et la gloire, si je rate, on ne se sera jamais vus. Le succès ne m’intéresse pas. C’est la cause qui m’intéresse», lui ai-je indiqué.

«Vous avez un sens politique Monsieur Keller », m’a répondu la conseillère fédérale. Une belle cause est en effet plus forte que les hommes. «Trois jours plus tard, Micheline Calmy-Rey m’a demandé d’aller à Berne. Elle me nommait Représentant spécial pour le processus de paix avec passeport diplomatique et un mandat de 12 mois. J’ai dû négocier avec la DP4 Paix et Sécurité dirigée par Peter Maurer. Au début, il ne croyait pas dans notre projet et ne voulait pas le financer. En Suisse, la vision du pouvoir n’est pas politique mais administrative», estime Alexis Keller.

Fort d’une petite équipe d’intrépides comme lui, le professeur genevois obtient un financement au printemps 2003. «La suite vous la connaissez. Le 20 octobre 2003, nous avons eu une réunion de la dernière chance au bord de la mer Morte en Jordanie. Nous dormions deux heures par nuit. Lorsque nous sommes enfin arrivés à un accord, nous étions fous de joie. Le ministre jordanien des Affaires étrangères Marwan Muasher nous a fait part de la proposition du roi de Jordanie de signer l’accord au palais royal à Amman ».

Je n'avais rien demandé en deux ans aux négociateurs. Mais à bout touchant, j'ai insisté pour que cette initiative née à Genève soit signée à Genève et qu'elle porte le nom d'Initiative de Genève.

Alexis Keller ne peut cacher son émotion en évoquant ce moment clé. «Je ne vous ai rien demandé en deux ans, mais cette initiative est née à Genève, elle doit être signée à Genève et doit s’appeler l’Initiative de Genève. Le général israélien Amnon Lipkin-Shahak - paix à son âme - a abondé dans ce sens. Ses mots me touchent encore : sans Alexis on ne serait pas là, on lui doit cela», déclare ému le professeur genevois.

En été 2003, Alexis Keller est nommé à l’Université de Harvard. Lors de l’une de ses navettes entre Genève, Harvard et le Moyen-Orient, le hasard fait bien les choses. «J’ai eu la chance de rencontrer le président Clinton qui m’a invité à Chappaqua». Le Président des Etats-Unis lui fait un compliment qui ne s’oublie pas: «I finally meet the guy who succeeded where I failed. J’ai enfin rencontré l’homme qui a réussi là où j’ai échoué».

Le 1er décembre 2003, la cérémonie du sacre de l’Initiative de Genève a eu lieu dans la Cité de Calvin, en présence notamment de l’ancien Président des Etats-Unis Jimmy Carter ainsi que de Felipe González, Mário Soares, Simone Veil, Lech Walesa, Nelson Mandela et Micheline Calmy-Rey.

En 2004, la Suisse a pris le relai pour faire avancer le processus de paix entre Israéliens et Palestiniens. «Dès 2010, je n’ai plus cru à la solution de deux Etats car je me suis dit : facts on the ground will prevail. Le fait accompli sur le terrain va prévaloir. On ne pourra plus évacuer les plus de 400’000 colons israéliens qui se sont installés dans les Territoires palestiniens occupés. Ce fut une belle aventure. L’ironie de l’Histoire est que depuis le 7 octobre 2023, la question israélo-palestinienne est revenue sur la scène politique internationale comme un boomerang», selon Alexis Keller.

En guise de conclusion, le professeur genevois se souvient du compliment que l’ancien président des Etats-Unis Bill Clinton lui avait adressé : «Si vous avez réussi c’est que vous avez compris le secret pour résoudre ce conflit. A mediator should always remember that the Israelis desperately need to be loved and the Palestinians desperately need to perceive that you do care about their suffering. Un négociateur doit savoir que les Israéliens ont désespérément besoin d’être aimés et que les Palestiniens ont désespérément besoin de sentir que vous êtes attentifs à leur souffrance. Cela est encore valable aujourd’hui».

L’Histoire donnera-t-elle raison un jour à Alexis Keller et aux négociateurs israéliens et palestiniens qui avaient eu le courage de croire que la paix entre les deux peuples pouvait être possible ?

Propos recueillis par Luisa Ballin et Claude Zurcher

Ndlr : le 7 octobre 2023, des attaques meurtrières ont été perpétrées par le Hamas et le Jihad islamique en Israël lors desquelles 7 500 personnes ont été blessées et 1 200 personnes ont été tuées, dont 37 enfants, et 250 personnes ont été enlevées. On estime qu’une centaine de personnes sont encore retenues en otage à Gaza dont 2 enfants, selon un bilan israélien. Suite à la riposte de l’armée israélienne, plus de 41'000 personnes palestiniennes sont mortes à ce jour - mi-septembre -, dont une majorité de femmes et d’enfants et plus de 94’000 ont été blessées selon les chiffres du Ministère de la santé local dépendant du Hamas. Le nombre de victimes augmente de jour en jour. Selon un porte-parole du Secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres, une « première victime internationale » de l’ONU a été tuée depuis le début de l’offensive israélienne à Gaza en représailles à l’attaque sans précédent du Hamas le 7 octobre 2023, rappelant que quelque 190 employés palestiniens de l’ONU y ont été tués, principalement du personnel de l’Agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens (UNRWA) dirigée par Philippe Lazzarini, le Suisse occupant le poste le plus élevé à l’ONU.

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Sep 23rd, 2024
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