La mitaine orange, Paul VI à Genève, un souvenir
On se bouscule sur le tarmac de Cointrin, où vient de se poser l’avion pontifical. Nous sommes le 10 juin 1969. Paul VI n’en est qu’à son quatrième voyage, l’escapade genevoise fait encore événement. Aux envoyés des médias nationaux et locaux (Genève en ce temps-là ne compte pas moins de cinq quotidiens), aux reporters de la radio et de la télé, aux journalistes couvrant la vie internationale entre Palais des Nations et succursales onusiennes, s’ajoute la cohorte des gens de presse accrédités au Vatican, que le pape traîne derrière lui. La grande foule, ce sera plus tard, au parc des Eaux-Vives. Prévoyant, le directeur fribourgeois d’une agence de presse catholique m’a équipé d’une vaste mitaine de toile orange pour me faire reconnaître de son correspondant romain débarquant de l’avion. Je l’agite à bout de bras dans la cohue. J’ai vingt-trois ans, je débute dans le métier en faisant des piges un peu partout, et j’essaie vainement de comprendre ce qui se passe autour de moi.
L’ampleur de l’aura médiatique pontificale m’est relativement familière, pourtant. Deux ans auparavant, à l’occasion du premier Synode des évêques tenu à Rome, j’avais pu observer de près un segment du marché de l’information vaticane. Car c’en est un ! Vraie ou fausse, utile ou futile, fraîche ou faisandée, l’info est une marchandise d’autant plus prisée qu’elle est délicate. Un démenti de trois lignes peut en ruiner la valeur. Le marché est mondial, parce que le public catholique est réparti sur toute la planète ; il est permanent par le jeu des fuseaux horaires. On trouve toujours une chaîne de journaux en éveil aux Philippines ou au Québec, une station de radio en Afrique centrale, une agence en Hollande ou au Liban.
La machine à informer du Vatican
Les lieux de l’échange sont officiels ou officieux. Au fil des heures et dans le respect des rythmes romains (la sieste !), les journalistes s’agglutinent à la Sala Stampa della Santa Sede, au Club de la presse étrangère ou au sous-sol d’un hôtel, à deux pas de la colonnade du Bernin. Hors du Vatican et de ses abords, on tient des conférences et des points de presse un peu partout, ce qui ne veut pas dire pour tout le monde : l’avenir des Eglises uniates d’Europe de l’Est ou la désignation des évêques chinois n’intéressent que les spécialistes, ou les ressortissants nationaux concernés. Le marché est mondial, certes, mais compartimenté par les langues et surtout hiérarchisé par la puissance des médias et des pays représentés, le Vatican ne différant guère des Jeux olympiques sous l’angle des rapports de force qui régissent l’information. C’est ainsi du moins que, sorti sans préparation de mes piges locales, je perçois le bain bouillonnant où je suis plongé. Pas moyen de reprendre mon souffle à l’heure du repas, dans le jardin ombragé d’une trattoria. L’amitié d’André Babel, journaliste genevois bien introduit, me vaut de rencontrer à table toutes les grandes signatures de l’information religieuse francophone du moment. Mais qui se souvient encore de Jean Neuvecelle, Henri Fesquet, René Laurentin, François Bernard ou Jean Bourdarias ?
Il fait chaud dans la salle de l’Alabama
Pour le voyage pontifical de Genève, entre Cointrin et le parc des Eaux-Vives, je n’ai pas tout vu et j’ai compris, sur le moment, assez peu de choses. Paul VI a choisi de se rendre dans la ville « internationale », non pas en Suisse, même s‘il est protocolairement accueilli à Cointrin par le président de la Confédération Ludwig von Moos (on est presque en famille : ce catholique-conservateur obwaldien descendrait, dit-on, de Nicolas de Fluë). La République du bout du lac n’est pas davantage l’objectif du voyage, même si le visiteur échange d’aimables propos à l’Hôtel de Ville avec le président du Conseil d’Etat. (Gilbert Duboule se fend d’un propos admiratif sur le juriste et diplomate du XIXe siècle Pellegrino Rossi, figure commune à l’histoire genevoise comme à celle de la papauté, et le pape, juriste et diplomate lui-même, acquiesce d’un sourire fatigué, les yeux mi-clos. Il fait chaud dans la salle de l’Alabama.) Paul VI rend une courtoise visite au Conseil œcuménique des églises, mais il n’est pas venu en pèlerin dans la « Rome protestante » ; d’ailleurs son œcuménisme ne va pas jusqu’à relativiser la primauté de l’Eglise romaine, il annonce la couleur sans barguigner : «Notre nom est Pierre…»
Solidarité avec les travailleurs
C’est l’Organisation internationale du Travail, ce jour-là, qui donne son plein sens au voyage pontifical. Je n’étais pas au siège de l’OIT, ma tâche consistant à suivre la visite de Paul VI dans Genève. J’ai mesuré l’événement après coup, en prenant connaissance de son discours. Paul VI a profité de l’invitation de l’OIT pour proclamer, de façon fortement symbolique, la solidarité de l’Eglise avec les travailleurs exploités du monde entier, sans distinction ni discrimination d’aucune sorte. Le directeur du BIT David Morse, lui, a souligné l’engagement de son organisation au service des travailleurs du monde entier, quelle que soit leur religion ou leur idéologie., de toute religion, de toute idéologie. C’est l’affirmation d’un universalisme venu des Lumières via la culture protestante et reformulé dans la rhétorique onusienne, c’est une réponse au discours de Paul VI et comme l’écho du propos de l’apôtre Paul aux Galates : « Il n’y a plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme ».
La rencontre du pape et de la Genève internationale est bien celle de deux universalismes.
Jean Steinaeur
Pour en savoir plus :
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