En été 1939, Genève vibre à la vue des chefs-d’œuvre du Prado
Par Frédéric Burnand, texte paru dans L'Inédit, le magazine de notreHistoire.ch, en 2020. Illustration de couverture: affiche de l'exposition des chefs-d'œuvre du Prado, coll. Musée d'art et d'histoire de Genève.
Malgré les accords de Munich de septembre 1938, la guerre paraît inéluctable cet été-là. Le Royaume-Uni et la France ont entamé la mobilisation de leurs troupes. La Société des Nations s’est vidée de toute substance. Et en Espagne, la guerre civile s’est terminée le 1er avril 1939 avec l’écrasement des Républicains. Le général Franco impose la dictature sur un pays saigné à blanc.
Mais Genève se distrait de cette lourde atmosphère avec une exposition aussi exceptionnelle qu’incongrue. Les chefs-d’œuvre du Musée du Prado brillent tout l’été au Musée d’art et d’histoire. «Le 13 février 1939, deux trains venant d'Espagne, plus chargés de trésors que les caravanes de la reine de Saba, déposaient à Genève une cargaison de chefs-d'œuvre que le gouvernement rouge de la République espagnole, redoutant la destruction de Madrid, ou tout au moins l'incendie du Prado, confiait à la Société des Nations,» raconte cet été-là La Revue des Deux Mondes, un mensuel littéraire français, résolument conservateur à l’époque.
Cette opération de sauvetage a commencé aux premiers jours de la guerre civile, après le coup d’Etat raté de hauts gradés de l’armée espagnole. Le 18 juillet 1936, le gouvernement républicain met en place un Comité central du trésor artistique chargé de sauvegarder le patrimoine artistique des musées, alors que les bombardements s’amplifient au cours de la guerre avec l’intervention de la Luftwaffe du IIIe Reich.
L’avancée brutale et continue des troupes nationalistes incite le gouvernement républicain à évacuer les œuvres d’art du Musée du Prado à Madrid. Elles sont transportées à Valence, puis en Catalogne. En février 1939, alors que la République espagnole est au bord de l’effondrement, un Comité international, constitué de neuf représentants des principaux musées européens – dont le Musée d’art et d’histoire de Genève – signent avec les Républicains un accord à Figueras, ville frontalière de la France. L’accord permet à la dernière minute l’évacuation des œuvres espagnoles au siège de la Société des Nations (SDN) à Genève.
Mais leur pérégrination ne tarde pas à reprendre. A peine la victoire du général Franco reconnue, les œuvres sont formellement restituées à l’ambassadeur de Franco à Berne, le 30 mars. Dès le mois de mai, les œuvres d’art repartent en Espagne, par convois successifs.
Le Comité international à l’origine du sauvetage essaye, néanmoins, d’organiser une exposition à Genève. Pour le nouveau régime, il n’est pas question de négocier avec ce comité, encore moins avec la SDN où l’agression militaire des Franquistes avait été mollement condamnée. Désormais à la tête du gouvernement, Franco ne rejette pas le projet d’exposition. Ses représentants en négocient les modalités avec la Ville de Genève et Musée d’art et d’histoire, sous l’œil bienveillant de Berne.
Pour Franco, cette exposition est une occasion inespérée de présenter son régime sous un jour particulièrement avenant. De quoi faire oublier le pavillon de l’Espagne républicaine à l’Exposition universelle de 1937 dans la capitale française. Clou de ce modeste pavillon, le tableau Guernica exécuté par Picasso pour y être exposé.
L’Exposition des chefs-d’œuvre du Musée du Prado s’ouvre pour trois mois le 1er juin 1939. Dans son édition du jour, le Journal de Genève donne le ton: «Aux dernières heures des suprêmes batailles, une fortune singulière et terrible, puisque nous la devons à la guerre, voulut que les chefs-d’œuvre des Musées et des collections particulières d'Espagne, fuyant l'incendie et les bombes, trouvassent refuge à Genève. Par courtoisie, avec une gentillesse magnifique, le gouvernement espagnol nous fait la générosité d'en permettre l'exposition au Musée d'Art et d'Histoire… »
Lors du vernissage, le conseiller fédéral Marcel Pilez-Golaz se lance dans un hommage énamouré à l'Espagne: «Mes remerciements s'adresseront surtout au marquis d'Aycinena, ministre d'Espagne à Berne, et, par son obligeante entremise, au gouvernement de son pays. Je l'assure, avec une sincérité inspirée par une véritable reconnaissance, que nous mesurons tout le prix du don magnifique — c'est le mot — dont nous sommes si libéralement comblés», rapporte le Journal de Genève.
Le ministre suisse ne s’en tient pas aux usages diplomatiques. C’est une élégie qu’il prononce: «L'Espagne qui vient, au cours de luttes où l'héroïsme n'eut d'égal que la ténacité, de rétablir son unité menacée, d'affirmer son inébranlable volonté de rester maîtresse de ses destins, de prouver qu'elle est capable, quoi qu'il en puisse coûter, de conserver dans le monde la place due à son présent comme à son passé ; l'Espagne dont le territoire, pendant près de trois ans, s'est couvert de ruines et de tombes ; l'Espagne que l'on aurait pu croire épuisée par l'effort sans pareil qu'elle a vaillamment soutenu ; l'Espagne qui aurait eu le droit de ne songer qu'à elle, de s'absorber à cicatriser ses blessures, à reconstituer ses forces, à recouvrer ses trésors, dispersés par la tourmente ; l'Espagne, dis-je, sans avoir envers nous aucune dette matérielle ou morale, nous consent, par générosité pure, un véritable sacrifice : elle nous confie ses œuvres d'art les plus précieuses. Certes, nous comprenons bien que ce n'est pas à nous seuls, Suisses, qu'elle fait cet inestimable cadeau, mais à la civilisation européenne, pour lui rappeler sa grandeur, sa mission et ses devoirs.»
La politique d’accommodement avec les puissances de l’Axe qu’il défendra l’année suivante comme ministre des Affaires étrangères est aussi une forme d’adhésion de la part de Pilez-Golaz. Des sympathies qui sont loin d’être partagées par tous. La gauche a dénoncé la propagande faite autour de cette exposition.
En témoigne le billet d’une revue genevoise - Le Réveil Anarchiste - publiée le 24 juin 1939. C’est un regard halluciné et féroce porté sur l’exposition:
Chacun de ces chefs-d’œuvre rappelle la tragédie, la trahison des chefs militaires, la lâcheté des démocraties, les combats inégaux, les massacres, la perfidie, l’infamie, et les efforts républicains a qui l’on doit de contempler ce magnifique trésor d’art.
«Quelle histoire ! quelle tragédie ! Velasquez, Zurburan, El Greco ! Franco et l’Espagne meurtrie, massacrée ! Goya : « Les Désastres ». A l’entrée, dans le hall, une toile immense : sur un fond soufre et noir, se dresse une femme : la République, tenant couché sur ses bras un enfant sanglant, déchiqueté ; à ses pieds, des cadavres. Toute la toile sabrée de sang. Au bas du tableau, non pas des adorateurs ou des donateurs, mais dans une scène carnavalesque des gueules de « Saint-Isidore » du 3 mai 1808, des « horreurs de la guerre », des bannières du Sacré-Cœur, des crucifix, des légionnaires maroco-italo-allemands, le Loyal offrant son épée a la Vierge, le Magnanime dont la charité a flamboyé sur Guernica, Madrid, Barcelone, etc., et dont la gentillesse crépite à travers toute l'Espagne, entouré de diplomates, de dignitaires de la Banque et de l’Eglise, de toute l’élite morale et spirituelle, de tous les spécialistes de l’infamie, pataugeant dans la boue et le sang, avec déjà des contorsions de reprouvés. C’est Goya : les caprices, la guerre, les proverbes, « Nada ». On passe de salle en salle, bouleversé. Chacun de ces chefs-d’œuvre rappelle la tragédie, la trahison des chefs militaires, la lâcheté des démocraties, les combats inégaux, les massacres, la perfidie, l’infamie, et les efforts républicains a qui l’on doit de contempler ce magnifique trésor d’art. La gorge serrée, accablée de tristesse et de honte. On pense que cette exposition est une accusation terrible et que la tribu des laudateurs aura beau faire, elle ne réussira pas à donner le change. On sort de là plus ferme et décidé à la lutte. »
Ouverte pendant 3 mois, l’exposition attire près de 400'000 visiteurs. C’est la plus visitée du Musée d’art et d’histoire jusqu’à aujourd’hui. Dans son édition du 28 juin 1940, le Journal de Genève donne une idée de ses retombées économique: « L'exploitation de l'Hôtel Métropole en 1939 solde par un bénéfice de Fr. 8362.-, en regard d'une perte de Fr. 316.- en 1938. Grâce aux recettes exceptionnelles dues aux visiteurs de l'Exposition du Prado, le chiffre d'affaires à fin août était supérieur de 37% à celui de l'année précédente. Le dernier trimestre de 1939 a été, malgré les événements, un peu meilleur que celui de 1938, de sorte que les recettes totales se sont élevées à Fr. 250'077.-, contre 224'700.- en 1938 et 222'000.- en 1937.»
L’exposition ferme le 31 août 1939. Le lendemain, les armées nazies envahissent la Pologne.
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