Un journaliste de la SdN indésirable à Genève
Avant qu’il agite singulièrement les autorités genevoises et suisses ainsi que la Société des Nations (SdN), Carlo Emanuele a Prato (1) a déjà une existence bien remplie. L’irrédentiste Italien d’origine autrichienne et de mère nyonnaise (2) déserte l’armée autrichienne à vingt ans – ce qui lui vaut une condamnation à mort par contumace (3) – pour se battre avec les troupes italiennes. Décoré de la médaille d’or de l’aviation, il entre en diplomatie et fait partie de la délégation italienne à la Conférence de la paix à Paris en 1919 (4) .
Avec l’avènement du régime fasciste dont il devient un farouche opposant, M. a Prato quitte la voie diplomatique pour le journalisme. Mis en résidence surveillée entre 1923 et 1925 (5), il finit par se réfugier à Paris. Un an plus tard, il s’installe à Genève et œuvre comme correspondant à la SdN pour des journaux parisiens, puis le New York Times (6), tout en s’engageant dans la bataille antifasciste, tant auprès de ses collègues que des émigrés italiens (7) .
« Tolérance de séjour »
Fervent défenseur de la SdN, Carlo a Prato n’en est pas moins sévère dans ses articles avec les régimes fascistes ou avec les gouvernements qui traitent avec eux. Ce qui irrite ses cibles qui ne manquent pas de le faire savoir, mais aussi les autorités suisses. Or, le statut du journaliste est bien fragile : son passeport a été confisqué en Italie, c’est donc à un sans-papier que Genève délivre une « tolérance de séjour » renouvelable chaque six mois.
Elle le sera durant dix ans, pendant lesquels Carlo a Prato recevra quelques mises en garde de Berne sur « l’incompatibilité du ton de ses polémiques avec la possibilité de son séjour en Suisse »(8). Mais l’homme n’est pas du genre à se taire. Il rejoint la rédaction du Journal des Nations dont il devient l’une des têtes pensantes. Conçu comme « une communauté de rédacteurs sans hiérarchie », le journal a l’avantage de publier l’essentiel de ses articles de manière anonyme (9).
Les 10'000 francs de la discorde
La ligne antifasciste de la publication reste claire et Carlo a Prato est l’un de ses tenants les plus en vue : le Journal des Nations s’élève contre la guerre en Italie et en Espagne, comme il s’était élevé contre l’invasion japonaise de la Manchourie... En 1936, dans un climat de tensions politiques exacerbées, le journaliste reçoit Fr. 10'000.- suisses de Cipriano Rivas Cherif, consul (républicain) du gouvernement espagnol en faveur de la société qui édite le journal.
Le reçu de cette transaction tombe dans les mains du pamphlétaire fasciste Georges Oltramare – le consulat espagnol portera plainte pour vol – qui le publie dans l’Action nationale, exigeant de celui « qui a mené dans le Journal des Nations une violente campagne en faveur du gouvernement espagnol rouge, ou des preuves péremptoires de sa justification, ou un aveu.» (10)
Droit d’asile et liberté de la presse
M. a Prato confirmera quelques jours plus tard publiquement l’authenticité du document, entraînant des réactions à la chaîne. Le 22 décembre, l’Association de la presse genevoise demande l’expulsion immédiate « d’un publiciste étranger dont la vénalité et le cynisme offensent l’honneur de la presse tout entière.» (11) Le 23 décembre, le Conseil d’Etat genevois décide de retirer au journaliste sa tolérance de séjour et « de proposer à l’autorité fédérale de l’expulser du territoire de la Confédération […], les actes et la conduite de M. a Prato étant de nature à compromettre la sécurité » du pays (12).
Le 9 janvier, la Police fédérale des étrangers étend l’expulsion du journaliste à tout le territoire de la Confédération. M. a Prato fait recours, et en ces premiers mois de 1937, les débats sur le droit d’asile et la liberté de la presse font rage tant au Grand Conseil genevois qu’au Conseil national, menés par le secrétaire du parti socialiste, un certain Léon Nicole…
Mais rien n’y fait. Malgré une vaste « mobilisation de toute la presse démocratique française, suisse et américaine » (13), les autorités campent sur leur position : les correspondants étrangers peuvent écrire ce qu’ils veulent, mais le Journal des Nations est publié en Suisse. Or, le Conseil fédéral a pris en 1934 « un arrêté qui fixe certaines limites à l’activité journalistique dans le domaine de politique étrangère » (14) .
Extraterritorialité diplomatique ?
L’affaire agite aussi la SdN et l’Association internationale des journalistes (AIJ) qui y sont accrédités. Celle-ci met déjà en place un « jury de discipline » qui disculpe Carlo a Prato pour le don de Fr. 10'000.- intégralement reversé à la caisse de la société éditrice de Journal des Nations (15). L’AIJ proteste ensuite, dans une lettre au Conseil de la SdN, des mesures prises par les autorités suisses et demande l’élaboration d’un statut spécial qui garantisse aux journalistes « la plus grande liberté dans l’exercice de leur profession. » (16)
Le Conseil de la SdN tient une réunion non officielle sur le sujet fin janvier 1937. Le procès-verbal « très confidentiel » qui en est dressé dit l’embarras du moment : il faut certaines garanties pour les journalistes, mais doit-on associer la Suisse à la discussion ? De plus, dans le cas précis de M. a Prato, « ni les autorités genevoises, ni les autorités fédérales n’ont indiqué de faits précis à l’appui de leur décision » (17) . Dans l’immédiat, un petit comité procédera à une étude approfondie du problème…
Jean Moulin et « Voice of America »
Début mars 1937 et malgré le flou des griefs à son encontre, Carlo a Prato voit ses recours définitivement rejetés. Il se réfugie à quelques kilomètres de Genève, à Ambilly, où il va continuer à mener ses combats sur les Presses Zoniennes. Le dernier numéro du Journal des Nations sortira en octobre 1938.
Avec la Deuxième Guerre mondiale, la vie de M. a Prato reprend son cours tumultueux. Il monte à Paris, entre en clandestinité, collabore avec Jean Moulin. Mais devant l’avance des forces nazies, il fuit aux Etats-Unis via l’Afrique du Nord, il y travaille notamment pour la « Voice of America », retourne à Londres en officier de l’armée américaine. Démobilisé, il reprend ses activités journalistiques à Paris, puis revient finalement à Genève en 1953 où il continuera à écrire pour des journaux italiens et étrangers, surtout pour Le Monde dont il sera correspondant durant les onze dernières années de sa vie professionnelle. (18)
Notes
- Le nom est parfois écrit avec une majuscule, A Prato.
- Mauro Cerutti: "A Prato, Carlo Emanuele", in: Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), (hls-dhs-dss.ch/fr/articles/027...).
- Nanda Torcella, Per una biografia di Carlo a Prato, Istituto Nazionale Ferruccio Parri,Italia contemporanea, n. 124, juillet-septembre 1976, p. 4 (reteparri.it/wp-content/upload...), traduction par nos soins.
- Gazette de Lausanne du 21 septembre 1968, p.5.
- Nanda Torcella, op. cit,. pp. 8-9.
- Le Monde du 23 septembre 1968 (lemonde.fr/archives/article/19...).
- Nanda Torcella, op. cit., p.10.
- Journal de Genève du 26 janvier 1937, p. 3.
- Nanda Torcella, op. cit., p.12.
- Journal de Genève du 13 décembre 1936, p. 4.
- Idem, 24 décembre 1936, p. 4.
- Gazette de Lausanne du 24 décembre 1936, p. 6.
- Nanda Torcella, op. cit., p.14.
- Journal de Genève du 30 janvier 1937, p. 4.
- Journal de Genève du 31 décembre 1936, p. 10.
- Journal de Genève du 23 janvier 1937, p. 3.
- On trouvera ce procès-verbal sous dodis.ch/46276
- Nanda Torcella, op. cit., pp. 15-20.
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