Gandhi à Genève, voyage d'un «soldat de la paix» en 1931
Gandhi à Genève, voyage d'un «soldat de la paix» en 1931
En 1931, Gandhi se rend à Paris, puis Londres, la Suisse et l’Italie pour tenter de rallier politiciens et intellectuels à la cause de l’indépendance de l’Inde. Lors de son séjour en Suisse, Gandhi donne deux conférences publiques, l'une le 8 décembre à la Maison du peuple à Lausanne et l'autre le 10 décembre au Victoria Hall à Genève, à l’occasion d’une réunion de l’Association internationale des femmes pour la paix et la liberté. Critiquant le capitalisme, Gandhi appelle les Suisses à renoncer à leur armée et à la guerre. Un message qui peine à être entendu dans l’atmosphère de montée des violences qui règne alors à Genève.
Le défenseur de la cause des Indiens
Le tour de Gandhi en Europe l’emmène d’abord à Londres où il doit participer à la deuxième Round Table Conference, organisée par le gouvernement du Royaume-Uni pour discuter des réformes constitutionnelles en Inde (la vidéo de son arrivée au Royaume-Uni est disponible ici). Ces conférences étaient organisées dans un contexte de tensions croissantes entre l’Inde et la Grande-Bretagne et de revendications du mouvement nationaliste indien en faveur de l’indépendance du pays. Ce mouvement était porté par le Congrès national indien, principal parti politique de l’Inde, fondé en 1885.
Depuis la fin de la Première Guerre mondiale, la répression sanglante du Pendjab et le défaut d'application du Government of India Act ont été l'occasion d’une radicalisation des positions des membres du parti du Congrès et des premières manifestations de non-coopération des masses. Gandhi, occupant alors une position forte au sein du mouvement nationaliste indien, avait appelé les Indiens à boycotter les biens et les institutions britanniques. En 1930, dans le cadre de son mouvement de désobéissance civile, Gandhi organise la “marche du sel” en réponse au refus du Royaume-Uni de mettre fin à l’impôt sur le sel. Les informations sur la marche sont diffusées par les médias du monde entier et Gandhi s’impose alors comme une figure politique incontournable et le défenseur de la cause des Indiens.
En 1931, Gandhi est invité à participer à la deuxième Round Table Conference en qualité de représentant officiel du parti du Congrès. En dépit de son prestige, cette table ronde ne permet pas de faire avancer la cause indienne. Gandhi lui-même n’attendait pas grand-chose de cette rencontre. Ce qu’il voulait, c’était profiter de cette invitation pour rencontrer des personnalités influentes en Europe et les rallier à la cause de l’Inde. En Grande-Bretagne, il est présenté à Charlie Chaplin. Il se rend ensuite à Paris, puis en Suisse, où il rencontre, pour la première fois, son biographe Romain Rolland, prix Nobel de littérature et fondateur en Suisse du courant non violent du pacifisme. Avant de rentrer en Inde, Gandhi se rend encore en Italie pour rencontrer Mussolini. Pendant ce temps, en Inde, les révoltes continuent de secouer le pays. A son retour, Gandhi sera arrêté avec d’autres dirigeants du parti du Congrès.
Le rôle de l’Association internationale des femmes pour la paix et la liberté
L’histoire du tour d’Europe de Gandhi permet de mettre en valeur le rôle de la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté. En effet, le voyage de Gandhi fut en grande partie organisé par différentes sections locales de la Ligue. La visite de Gandhi à Londres fut ainsi préparée par Agatha Harrison, une quaker pacifiste, membre fondatrice de la Ligue et proche de Gandhi. Muriel Lester fut l'hôte de Gandhi à Londres. Louise Guieyesse, qui avait obtenu de Gandhi qu'il s'arrête à Paris au début de sa tournée européenne, était la présidente de la section française de la Ligue. A Genève, où la section suisse de la Ligue avait établi son siège en 1915, Madeleine Rolland, la sœur de Romain Rolland, organise le séjour de Gandhi. La conférence au Victoria Hall fut quant à elle organisée par Camille Drevet, secrétaire de la Ligue. Selon le Journal de Genève, qui relate l’événement, le 10 décembre 1931, jour de la conférence, une foule importante, surtout des femmes, attend devant le Victoria Hall. “Midi moins un quart… Les trottoirs sont noirs de monde; la police a établi des barrages. Midi, la foule, véritable marée humaine, envahit l’immense nef, où en un clin d'œil, toutes les places sont occupées: parquet, parterre, loges, galeries, amphithéâtres, tout est pris d'assaut.”
Une paix dont le monde a soif
Lors de son discours prononcé au Victoria Hall, Gandhi aborde un certain nombre de sujets allant de la participation de l’Inde au mouvement mondial de la paix à la nécessité pour les Suisses de renoncer à leur armée, en passant par la violence du capitalisme. Gandhi commence par évoquer l’expérience du mouvement de désobéissance civile en Inde, qu’il considère comme un modèle pour le monde entier. « Si cette expérience devient un succès total, l'Inde aura apporté à la paix mondiale une contribution dont le monde a soif », déclare-t-il. Il évoque ensuite la Société des nations et sa responsabilité pour mettre fin à la guerre. Dans le même temps, il doute de sa capacité à régler les différends entre les nations. « […] il m'a toujours semblé que la Société n'avait pas la sanction nécessaire ». Au système des nations, il oppose celui des peuples. “J'ose vous suggérer que les moyens que nous avons préconisés en Inde fournissent la sanction nécessaire non seulement à un organisme comme la Société des nations, mais à toute organisation mondiale [...]. Pour un certain nombre de raisons, les personnalités indiennes engagées dans le mouvement d'indépendance, telles que Gandhi, se sont distanciées de la diplomatie indienne de la paix menée dans le cadre des grandes conférences et des institutions internationales telles que la Société des nations. Ils ont eu tendance à accorder une plus grande importance aux organisations non gouvernementales, telles que la Ligue contre l'impérialisme (1927-1930), le Congrès anti-guerre (1932), le Congrès mondial pour la paix (1936) et la Conférence de la campagne internationale pour la paix (1938), dans lesquelles la voix de l'Inde nationaliste pouvait mieux se faire entendre. Pour Gandhi, l’homme, le soldat et le travailleur doivent renoncer à la violence. Evoquant son expérience au sein d’une organisation syndicale indienne à Ahmedabad, Gandhi déclare, candide : “Si le travail comprenait et reconnaissait que le capital est parfaitement impuissant sans le travail, le travail s'en sortirait facilement”.
Les « Thermopyles en Suisse »
Gandhi aborde enfin la question du désarmement et oppose la politique de non-violence à celle de la défense. Pour lui, le soldat de la non-violence est plus courageux et plus noble que le soldat qui n’a pas renoncé aux armes. Parlant de l’armée suisse, il estime qu’elle n’a pas lieu d’exister, la Suisse étant un pays neutre. A la question de savoir comment la Suisse pourrait-elle alors se défendre contre l’attaque des puissances qui l’entourent, Gandhi répond: “ [...] en reconstituant les Thermopyles en Suisse, vous auriez présenté un mur vivant d'hommes, de femmes et d'enfants et les auriez invités à marcher sur vos cadavres”. Il évoque ici implicitement le souvenir de la répression brutale par le régime colonial Britannique de centaines de manifestants pacifistes à Peshawar, deux semaines après la fin de la “marche du sel”. Les propos de Gandhi furent accueillis avec beaucoup de sympathie par les antimilitaristes suisses, en particulier ceux de la tendance anarchiste. En revanche, les pacifistes patriotes, pour qui le combat pour la paix n'exclut pas la défense nationale, auront sans doute eu plus de mal à se retrouver dans les déclarations de Gandhi. La presse locale réagit également de manière assez virulente. Le lendemain de la conférence, le Courrier de Montreux accusait ainsi Gandhi de vouloir livrer la Suisse aux communistes. Dans le contexte des années 1930, marquées par la montée des totalitarismes, de la crise économique et du chômage en Europe, qui touchent également la Suisse et contribuent à exacerber les tensions entre la gauche et l’extrême droite, notamment à Genève, l’appel de Gandhi, aussi idéaliste soit-il, offre néanmoins un contrepoint salutaire à la montée des violences et à l’appel aux armes.
Références:
- Deliège, Robert. Gandhi sa vie et sa pensée : Un modèle pour le xxie siècle. Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 2008. En ligne: https://books.openedition.org/septentrion/13940
- "Pacifisme". Dictionnaire historique de la Suisse. https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/027157/2010-12-21/
- Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté. Site web. https://www.wilpf.org/wilpf-and-mahatma-gandhis-1931-trip-to-europe/
- Le Journal de Genève, 11 décembre 1931, pp. 4-5. Disponible en ligne. https://www.letempsarchives.ch/page/JDG_1931_12_11/5
- Romain Rolland, Inde. Journal (1915-1943), Paris, Albin Michel.
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