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«Les séjours genevois de Lénine furent sans impact sur les relations entre l'URSS et la Société des Nations»

January 26th, 2024
geneveMonde

Professeur ordinaire à l'Université de Fribourg, l'historien Jean-François Fayet a notamment publié VOKS, le laboratoire de la diplomatie culturelle soviétique durant l'entre-deux-guerres, un ouvrage essentiel sur la Société soviétique pour les échanges culturels avec l’étranger (VOKS). Pour notre dossier consacré aux séjours de Lénine à Genève, il évoque les relations entre l'URSS, la Genève internationale et la Suisse, une histoire fortement marquée par l'anticommunisme des élites suisses.

Illustration de couverture: affiche 1925 «Lénine-étendard. Le léninisme armes, le chemin - une révolution mondiale», détail.

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Jean-François Fayet est professeur ordinaire d’histoire contemporaine de l’Université de Fribourg et chercheur associé au CERCEC de l’EHESS. (photo RTS)
Jean-François Fayet est professeur ordinaire d’histoire contemporaine de l’Université de Fribourg et chercheur associé au CERCEC de l’EHESS. (photo RTS)

Le « passé genevois » de Lénine et la présence d’une communauté russe à Genève avant la Révolution de 1917 ont-elles eu une influence sur les relations entre l’URSS et Genève au temps de la Société des Nations ?

Jean-François Fayet. Non. Les longs séjours à Genève effectués par Lénine et nombre de révolutionnaires arrivés au pouvoir en Russie (Nicolas Semachko, commissaire du peuple à la Santé publique, Anatole Lounatcharski, à l’Instruction publique, et Grigori Sokolnikov, aux Finances) furent sans impact sur les relations entretenues par l’Union soviétique avec la SdN et plus généralement la Genève internationale.

En revanche, le fait que le Pacte de la SdN ait été lié aux traités de paix dont était exclue la Russie soviétique et que la puissance inspiratrice et la plupart des membres du conseil permanent furent les principaux acteurs de l’intervention militaire étrangère en Russie pendant la guerre civile expliquent l’hostilité existant dès l’origine entre ces projets de réorganisation du monde. Qualifiée de «Sainte alliance capitaliste pour la suppression de la révolution prolétarienne» et de «dernière utopie de la bourgeoise internationale», la SdN n’était alors aux yeux des révolutionnaires qu’un instrument au service des puissances impérialistes victorieuses pour le maintien d’un ordre injuste. Jusqu’à l’arrivée au pouvoir d’Hitler en janvier 1933 qui entraîna le retrait de l’Allemagne, suivi de celui du Japon, la SdN demeura ainsi pour les Soviétiques le symbole honni de l’hégémonie des grandes puissances impérialistes sur le monde et ils répétèrent à l’envi qu’ils «n’avaient pas le moindre désir d’entrer dans cette organisation». L’objectif premier de la politique extérieure soviétique demeurait la révolution mondiale, incarnée par l’Internationale communiste fondée en 1919.

Et comment cette communauté a-t-elle été considérée par les gouvernements genevois et suisse ?

Jusqu’en 1917, la présence de cette communauté ne posa pas de problème. Mais la grève générale de novembre 1918 qui, selon les autorités était le fruit des manigances communistes, renversa totalement la donne. L’expulsion qui s’en suivit de la mission soviétique en Suisse dirigée par Jan Berzine - alors que le consul de l’ancienne Russie, L. N. Gornostaev resta en poste à Genève jusqu’en décembre 1922 - et, surtout, l’acquittement par un tribunal ordinaire vaudois, sous les applaudissements du public, de Maurice Conradi, un Suisse de Russie ayant assassiné en 1923 le représentant soviétique à la conférence de Lausanne sur la Turquie, ont révélé aux Soviétiques la violence d’un anticommunisme suisse jamais démenti. La ville de Genève n’apparaît pas à cet égard devoir bénéficier d’une appréciation différente puisque, pour les bolcheviks, elle représentait surtout un lieu d’établissement privilégié pour les émigrés russes blancs, hostiles aux Soviets, à l’instar d’un Georges Lodygenski, le représentant de l’ancienne Croix-Rouge russe, dont les activités étaient soutenues par le conseiller fédéral genevois et ancien président du CICR Gustave Ador.

Dès les premières rumeurs d'une invitation de l'URSS à la SdN, en janvier 1934, les autorités suisses, la presse genevoise et surtout l’Entente internationale anticommuniste (EIA) se mobilisent contre «l’entrée des loups de la steppe, déguisés en agneaux, dans la bergerie de Genève».

Rapidement, Genève allait aussi devenir le siège de l’Entente internationale anticommuniste (EIA) fondée par l’avocat et homme politique genevois Théodore Aubert avec Lodygenski en 1924. Il convient d’ailleurs de rappeler que la Suisse fut non seulement l’un des rares Etat à n’avoir reconnu l’Union soviétique qu’après la Deuxième Guerre mondiale (1946), mais encore l’un des pays où l’anticommunisme fut le mieux intégré dans la culture politique nationale.

Vous évoquez l’Entente internationale anticommuniste (EIA) basée à Genève. Quel rôle l'EIA a-t-elle joué dans la campagne contre l’adhésion de l’URSS à la SdN ?

Depuis l’apparition en janvier 1934 des premières rumeurs relatives à la possibilité d’une invitation de l’URSS à la SdN, les autorités suisses, la presse genevoise et surtout l’EIA se sont mobilisées contre «l’entrée des loups de la steppe, déguisés en agneaux, dans la bergerie de Genève». Presque chaque semaine le Journal de Genève, qui s’est mis au service de l’EIA, dénonçait sous la plume de son directeur, Jean Martin, et de son rédacteur de politique étrangère, Pierre E. Briquet, le «moloch de haine qui veut aujourd’hui entrer à la SdN dont il est la négation même». Les mêmes auteurs martelaient qu’en «accueillant l’Internationale communiste, la SdN abdiquerait tous ses principes et introduirait chez elle le virus qui la détruirait à bref délai.»

Le paroxysme de cet antisoviétisme fut atteint lors du discours de Giuseppe Motta, le chef du Département politique fédéral, qui dénonça le communisme qui «est dans chaque domaine — religieux, moral, social, politique, économique — la négation la plus radicale de toutes les idées qui sont notre substance et dont nous vivons.» Comme le nota avec satisfaction Jean Martin au terme de la procédure d’admission : «Au lieu d’arriver à Genève auréolés de gloire, les Soviétiques y viennent humiliés.»

Comment l’URSS juge la position de la Suisse, fermement opposée à son entrée au sein de la SdN ?

Les Soviétiques, pourtant habitués à évoluer à l’étranger dans des milieux hostiles, ont été surpris de la violence des réactions des autorités et de la population helvétiques à leur égard ; pas seulement en 1934, depuis leur arrivée au pouvoir. Selon Lénine, qui faisait référence à sa propre expérience, il existait en Suisse «une sorte de liberté et de démocratie ; là nous avons toujours trouvé refuge en tant qu’émigré et pu publier librement notre presse». Mais cette liberté démocratique avait trouvé ses limites dans le contexte de tensions sociales et politique que connaissait la Suisse de l’entre-deux-guerres (pensons à la répression meurtrière de la manifestation antifasciste du 9 novembre 1932 à Genève).

Après l’adhésion à la SdN, l’URSS qui avait été reconnue par toutes les grandes puissances, n’accorda plus guère d’importance à ce pays qui devait surtout lui servir de «fenêtre sur l’Europe » et dont le «territoire ne représente que 0,4 % de la superficie de l’Europe » (Litvinov en charge des Affaires étrangères).

Comment s’est mise en place la diplomatie culturelle (VOKS) en Suisse et plus particulièrement à Genève, siège de nombreuses organisations internationales, dont le CICR ?

L’objectif affiché de la VOKS, la société pansoviétique d’échanges culturels avec l’étranger fondée en 1925, consistait à « aider l’étranger à connaître la culture soviétique et à informer l’URSS des principaux événements culturels étrangers ». Mais un rapport interne révèle qu’elle avait l’ambition, plus politique, de créer un réseau et un espace de sympathie parmi «l’intelligentsia petite-bourgeoise» afin de «neutraliser les campagnes les plus nuisibles» contre l’URSS. Un travail de propagande qui s’inscrivait dans un projet cohérent d’élaboration et de diffusion d’une image positive et contrôlée de l’URSS à l’étranger, dont l’enjeu est de lui permettre de reconstruire son économie et de rétablir sa crédibilité diplomatique.

La culture soviétique a eu beaucoup de peine
à franchir «le mur d’hostilité» qui, en Suisse, comme
dans la majorité des pays de l’époque, entourait
tout ce qui venait de la Russie nouvelle.

A Genève la cible privilégiée fut celle des milieux de la mouvance de l’école nouvelle qui gravitaient autour de l’Institut Jean-Jacques Rousseau et du Bureau international pour l’éducation. Citons encore les contacts établis avec Albert Thomas au BIT, l’Association universelle espérantiste, le Bureau international de lutte contre l’alcoolisme, l’Union internationale de secours aux enfants, la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté, etc. En réalité et malgré l’hostilité affichée, les Soviétiques n’ont été jamais totalement absents des couloirs de la diplomatie genevoise.

Pour quels résultats ?

L’impact du Soft Power soviétique se révèle en définitive très modeste, même s’il faut souligner de fortes disparités d’un pays à l’autre. En Suisse la diffusion de la culture soviétique s’est heurtée à d’extraordinaires résistances allant du fractionnement linguistique et institutionnel du territoire aux menaces d’exclusion du corps social national, en passant par une multitude d’interdiction légales. Malgré des exceptions liées à la qualité exceptionnelle du produit — pensons aux films d’Eisenstein et de Poudovkine, aux affiches d’El Lissitzky et Rodtchenko, aux partitions de Chostakovitch et Prokofiev - la culture soviétique a eu beaucoup de peine à franchir «le mur d’hostilité» qui, en Suisse, comme dans la majorité des pays de l’époque, entourait tout ce qui venait de la Russie nouvelle.

Propos recueillis par Claude Zurcher

Jean-François Fayet, VOKS, le laboratoire helvétique, histoire de la diplomatie culturelle soviétique durant l'entre-deux-guerres, Georg Editeur

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