Le CERN s'installe à Genève
En 1955, le CERN s'installe à Genève. Cet événement marque une étape supplémentaire dans l'investissement de la Suisse dans le développement de la coopération internationale scientifique.
Au cours du printemps 2022, j'ai organisé un séminaire à l'Université de Genève intitulé "Les relations internationales à l'âge atomique" et développé un projet collectif d'histoire publique autour de l'histoire du CERN et du rôle joué par la Suisse dans sa création. Les étudiant.e.s ont eu l'opportunité de travailler sur des archives provenant du fonds audio-visuel de la RTS et des archives diplomatiques suisses (DODIS) . Une archive en particulier a retenu notre attention: il s'agit de la cérémonie de la signature de la convention entre la Confédération helvétique et le CERN, enregistrée par Radio-Genève le 11 juin 1955 (disponible ici).
Le texte sélectionné ci-dessous a été rédigé par Romain Méan et Léa Pfister, étudiant.e.s en Bachelor en histoire générale à la Faculté des lettres de l'Université de Genève, corrigé et mis en forme par mes soins. Dans ce texte, Romain Méan et Léa Pfister reviennent sur les craintes et les attentes des autorités suisses à l'égard de l'installation du CERN à Genève.
Craintes et questions autour de l’établissement du CERN à Genève
Durant la cérémonie d’inauguration de l'Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN), le 11 juin 1955, Pierre Micheli, chef de la Division des organisations internationales du Département politique fédéral et responsable des négociations autour du projet du CERN, prend la parole pour partager son enthousiasme à l'égard de l'installation du CERN à Genève, mais sans jamais mentionner les problèmes. Ils ont cependant existé. Mais quels étaient-ils ? Au regard d’un document provenant des archives diplomatiques suisses (DODIS) nous obtenons des précisions sur certaines des craintes et des questionnements sur l’implantation du CERN à Genève.
À la sortie de la Seconde Guerre mondiale, la politique suisse et sa neutralité sont mises à mal, notamment par les États-Unis, qui reprochent à la Suisse sa politique et son économie pro-allemande. Le gouvernement réagit, sous l’impulsion de Max Petitpierre, en mettant en place une politique intérieure et extérieure basée sur une exaltation du principe de neutralité (en phase de construction depuis la fin de la Première Guerre mondiale) et des bons offices. Alors qu’à l’intérieur du pays un argumentaire se développe faisant de la neutralité la grande défense de la Suisse et une valeur indissociable de son identité, en politique extérieure, pour éviter l’isolationnisme, la Suisse fait le choix d'investir des domaines techniques de la coopération internationale et choisit de soutenir les organisations internationales qu’elle peut défendre comme dépolitisées et démilitarisées, comme l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science, la culture et la communication (UNESCO), à laquelle elle adhère le 28 janvier 1949.
L’implication de la Suisse dans la création du CERN rentre dans ce projet politique. Développée depuis 1949, l’idée d’une coopération internationale dans le domaine de la physique nucléaire est présentée d’une façon officielle au gouvernement suisse en 1951. Malgré certaines réticences d’une minorité de la communauté scientifique helvétique et grâce à des ajustements du projet, la Suisse signe à Paris la Convention pour l’Établissement d’une Organisation européenne pour la recherche nucléaire le premier juillet 1953, qui ouvre la voie aux négociations pour l'installation du futur CERN à Genève.
Les années de négociations qui aboutissent à la constitution du CERN entre 1951 et 1953 ne sont pas de tout repos pour la Suisse. En effet, même si elle bénéficie d’un intérêt convergent avec de nombreux scientifiques, qui voient en la politique du pays le moyen de concrétiser une vision indépendantiste de la science, elle doit aussi défendre sa vision de la neutralité en pleine guerre froide en militant par exemple pour l’intégration des pays de l’Est dans le CERN, contre des volontés plus atlantistes. Enfin, elle doit également répondre à des craintes internes sur les dangers de l’implantation en Suisse de cette organisation.
La cérémonie d'installation du CERN à Genève
La cérémonie d'installation du CERN en Suisse a lieu à Genève le 11 juin 1955 et a été enregistrée par Radio-Genève. Après quelques minutes, durant lesquelles les accords sont signés, Pierre Micheli et Felix Bloch prennent chacun la parole. Nous avons choisi de nous concentrer sur le premier intervenant.
Pierre Micheli (1905-1989), genevois d'origine, a fait des études d’avocat et rejoint dès 1933 le département politique fédéral (1). En poste à Paris, La Haye et Rio de Janeiro, il devient consul de Suisse à Jakarta en 1941 et ensuite à Tokyo. Puis il occupe, entre 1956 et 1961, le poste d’ambassadeur à Paris. Il est l’un des co-auteurs et signataires des traités fondateurs du CERN en tant que Chef de la Division des organisations internationales du Département politique fédéral.
Lors de la cérémonie à Genève, Micheli déclare :
« Pour remplir des tâches qui leur sont dévolues, les institutions internationales doivent pouvoir travailler dans des conditions de complète indépendance. C’est ainsi que la nécessité est apparue de leur reconnaître un statut spécial. Il est donc d’usage, lorsqu’une telle organisation fixe son siège dans un pays, qu’elle passe, avec le gouvernement de ce pays, un arrangement déterminant ce statut et définissant les immunités et privilèges dont elle jouira. La convention que nous venons de signer est le fruit d’assez longues négociations, car le cas de l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire présentait des particularités dont il convenait de tenir compte et pour lesquelles il fallait trouver des solutions. »
Pour comprendre les "particularités" évoquées par Micheli, nous nous sommes appuyés sur certaines archives de DODIS, en particulier une note interne destinée au chef du Département politique fédéral (Max Petitpierre), écrite par Micheli le 10 novembre 1952 (2). Cette note a pour but d’informer Max Petitpierre sur le projet du CERN et de le préparer pour sa future session à la Commission des affaires étrangères, en fournissant des arguments visant à rassurer sur « les conséquences de l'établissement à Genève du CERN». Le discours enregistré par Radio-Genève et sa mise en relation avec un document de la diplomatie suisse nous ont permis de nous questionner sur les enjeux politiques soulevés par l’implantation du CERN en Suisse et de nuancer les discours officiels.
Le CERN, quelle mission ?
L’une des craintes fondamentales porte sur la nature des futures recherches effectuées par le CERN. Micheli explique que « la question a déjà été examinée [l’année d’avant (en 1951)] » (3). Cependant, si Micheli prend la peine de le rappeler, c’est bien que la question reste importante et constitue l’un des points chauds de « la question du CERN ». Il doit convaincre que le CERN ne fera que de la science pure.
Micheli concède que les recherches du CERN pourront « trouver des applications de caractère civiles ou militaires » (4). Toutefois, il borne le champ d’action du CERN à la recherche et non à son application . Cela lui permet d’évacuer la question et de définir les objectifs du laboratoire. Ensuite, l’autre argument mis en avant est précisément le caractère international du CERN, qui selon lui, « fournit une garantie quant à la limitation de son activité dans le domaine de la science pure. » (5)
En cas de guerre, Genève pour cible ?
Une autre crainte concerne les risques en cas de guerre, notamment entre États membres de l’organisation. Dans sa note, Micheli les résume ainsi : « le laboratoire pourrait-il présenter un intérêt pour un belligérant, soit que celui-ci souhaite se l'approprier, soit qu'il estime nécessaire de le détruire ?» (6) Sa réponse est stratégiquement située dans son argumentaire. Car, ayant, au préalable, circonscrit le champ d’action du CERN à la seule science pure, il explique qu'en « temps de guerre les États s’intéresseront moins à des recherches de science pure qu’à la fabrication d’armes nouvelles […] et que la plupart des savants travaillant à Genève seraient rappelés dans leurs pays.» (7)
Un danger environnemental
Si les dangers militaires et politiques sont les premiers évoqués, la note interne de Micheli relève également des inquiétudes sur l’impact possible du futur laboratoire pour « les régions avoisinantes en ce sens que les énormes énergies utilisées risqueraient de produire des explosions, des phénomènes radio-actifs ou autres. » (8) Traitées ensemble, ces différentes craintes sont balayées par deux arguments. D’abord, par ce qui semble être un précédent favorable au projet : « aucun risque de ce genre n’a été signalé pour les appareils du même genre qui existent dans plusieurs pays et notamment à Zurich. » (9) Ensuite, par une grande confiance, presque flegmatique, en la capacité des spécialistes à bien évaluer les risques : « D’ailleurs les techniciens qui ont préparé les plans du laboratoire n’envisageraient pas de le construire à proximité d’une ville s’il pouvait comporter un danger quelconque.» (10)
On peut se demander pourquoi il n’y a pas eu de la part des autorités helvétiques une demande de réalisation d’études sur l’émission des radiations et leurs conséquences sanitaires et environnementales, même à de très faibles doses. Cela s’explique en fait par l’absence de recherches sur ce sujet et par la perception généralement très positive de l'énergie nucléaire dans les années 1950 et 1960. Encore aujourd’hui, peu de recherches ont été effectuées sur l'impact sur le corps humain des expositions à faibles doses. Micheli n'évoque pas, logiquement, ces problèmes lors de la signature de la convention en 1955. Les seules références à « l’environnement » genevois ont une fonction panégyrique :
« Puissiez-vous trouver ici, dans cette ville de Genève, qui a toujours porté le plus grand intérêt aux choses de l’esprit, un climat favorable à vos travaux. » (11)
Comme le révèle le croisement de nos archives, la note interne du département politique fédéral en 1952, et le discours suivant la signature des conventions de collaboration avec le CERN en 1955, il y a une différence importante entre l’image d’ouverture sereine que la Suisse souhaite montrer et les craintes internes que le CERN soulève. Ces craintes ont principalement été de deux ordres. Il y avait d’abord la peur d’une utilisation politique ou militaire du CERN, allant à l’encontre de toutes les intentions de neutralité de la politique suisse, et risquant de mettre en danger le territoire national, et des appréhensions « environnementales » notamment à l'égard des populations directement concernées par les activités du CERN.
Léa Pfister, Romain Méan. Avec la collaboration de Véronique Stenger
Notes
- PERRENOUD Marc, "Micheli, Pierre", in: Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), version du 02.02.2012, hls-dhs-dss.ch/fr/articles/014... , consulté le 20.05.2022.
- DODIS (documents diplomatiques suisses), dodis.ch/9296, Note pour le Chef du Département, lundi 10.11.1952.
- Ibid.
- Ibid.
- Ibid.
- Ibid.
- Ibid.
- Ibid.
- Ibid.
- Ibid.
- RTS (archives audio-visuelles), rts.ch/archives/radio/divers/e.... Cérémonie de la signature entre la Confédération helvétique et le CERN.
Bibliographie :
Sources :
DODIS (documents diplomatiques suisses), dodis.ch/9296, Note pour le Chef du Département, lundi 10.11.1952.
RTS (archives audio-visuelles), rts.ch/archives/radio/divers/e.... Cérémonie de la signature entre la Confédération helvétique et le CERN.
Littérature secondaire :
STRASSER J. Bruno, JOYE Frédéric, « l'atome, l'espace et les molécules : la coopération scientifique internationale comme nouvel outil de la diplomatie helvétique (1951-1969) » in Relations internationales, vol. 121, no. 1, 2005, pp. 59-72.
PESTRE Dominique, KRIGE John, « la naissance du CERN, le comment et le pourquoi », in Relations internationales, vol. 46, 1986, pp. 209-226.
PERRENOUD Marc, "Micheli, Pierre", in: Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), version du 02.02.2012, hls-dhs-dss.ch/fr/articles/014... , consulté le 20.05.2022.
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