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Genève, une capitale mondiale de la question nucléaire Featured

1955
Véronique Stenger
geneveMonde

Si l’on connaît mieux aujourd’hui l’histoire de la bombe atomique on connaît beaucoup moins l’autre versant du nucléaire : ses usages civils. Il faut justement faire la lumière sur ce que cette histoire des usages pacifiques du nucléaire implique et le rôle qu’y a joué en particulier Genève.

Alors, les usages pacifiques du nucléaire, qu’est-ce que c’est ? Cette expression qu’on retrouve dans de nombreuses résolutions et documents de travail de l’ONU, s’inspire directement du discours du président américain Dwight Eisenhower intitulé « Atoms for peace » ou « Atomes pour la paix » en français.

Ce discours a été prononcé devant l’assemblée générale de l’ONU à New York le 8 décembre 1953. Les intentions d’Eisenhower avec ce discours furent de répondre à la bombe soviétique. En 1949, l’URSS est parvenue avec succès à faire exploser sa première bombe atomique à Semipalatinsk. en République socialiste soviétique kazakhe, essai qui marque la fin de la période du monopole du nucléaire américain. Mais Eisenhower ne voulait pas fonder la politique étrangère américaine seulement sur la peur.

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Le discours de Dwight Eisenhower en 1953 à l'ONU New York
1953

Dans le processus d’élaboration du discours d’Eisenhower à l’ONU du 8 décembre 1953, qui a pris plusieurs mois, le ton évolue, délaissant progressivement la rivalité américano-soviétique pour cette nouvelle perspective d’Atomes pour la paix. Le discours d’Eisenhower se voulait aussi une réponse aux préoccupations américaines mais aussi mondiales croissantes concernant les armes atomiques.

Il faut citer The Future is Now comme moyen de faire connaître ce message au grand public. The Future is Now est un court métrage de RKO-Pathé sorti en 1955. Il estintéressant car il traduit bien l’esprit du programme Atomes pour la paix. Il nous fait entrevoir les promesses des usages pacifiques du nucléaire et les produits disponibles dans le futur : ordinateurs, bandes magnétiques, les lumières sans fil. La deuxième partie du film se poursuit avec la cuisine futuriste, on y évoque aussi l'irradiation des cultures qui était une partie importante du programme Atomes pour la paix.

Le projet Atomes pour la paix s’est adossé à une importante activité de diplomatie culturelle. Jusqu’au début des années 1960, le gouvernement américain a produit quelques 50 films, organisé des expositions itinérantes dans le monde entier, publié des brochures pour démontrer que les Etats-Unis développaient non seulement des armes nucléaires, mais aussi des "utilisations pacifiques" de l'énergie atomique. Les films permettaient de diffuser une image positive de la modernité et de la richesse que l'énergie atomique apporte, ainsi que de la supériorité technologique américaine.

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The Future is Now (RKO)
1955

Le programme "Atomes pour la paix" visait ainsi à faire basculer la technologie nucléaire d'un discours de peur et de destruction à un discours d'espoir et de progrès. Le discours épouse parfaitement cette stratégie. Devant les Nations unies, le président peint tout d'abord l'image sombre d'une guerre nucléaire, d'un monde écrasé par la menace d'une confrontation Est-Ouest. Eisenhower défend ensuite une autre idée celle de l’énergie nucléaire exploitée à des fins non militaires et pouvant bénéficier à l’ensemble de l’humanité. Le secteur privé américain dans son ensemble était réticent à investir dans un programme national d'énergie nucléaire civile. Le discours Atomes pour la paix devait aussi encourager la participation du secteur privé sans lequel une industrie du nucléaire aurait eu beaucoup de mal à se développer.

Les pays angloxavons vendaient des radio-isotopes dès 1951

Sur le plan économique la prolifération des technologies nucléaires devait permettre aux Etats-Unis de reconquérir un statut hégémonique. Le fait est que les États-Unis n'avaient pas le monopole de la technologie des réacteurs ou des radio-isotopes qui étaient l'un de ses sous-produits. La Grande-Bretagne, le Canada, la France et l'Union Soviétique avaient tous des réacteurs à différents stades de développement. Déjà en 1951, les deux premiers pays vendaient des radio-isotopes disponibles à des conditions beaucoup moins restrictives et sécuritaires que Washington.

La diffusion des savoirs et des technologies nucléaires américaines et le partage avec d’autres pays suscitait des débats aux Etats-Unis, tout le monde n’était pas d’accord. Le programme américain « Atomes pour la paix » était le résultat d’une réflexion sur la possibilité d’un contrôle international et d’un partage des informations nucléaires amorcée dès 1945 sous la présidence de Truman. Sur ces deux aspects il y avait des débats pour ou contre en particulier quant à l’attitude à adopter vis-à-vis de l’URSS.

La politique nucléaire américaine était divisée en deux tendances : la première souhaitait maintenir la situation de monopole en empêchant l’échange d’information nucléaire. James Byrnes, le secrétaire d’Etat américain, estimait que l’URSS n'était sensible qu'à la force et qu’il était donc impératif que les USA maintiennent leur avance. L’autre tendance penchait pour une coopération internationale. Mais une coopération internationale sur le nucléaire civil n’était de loin pas évidente. En 1946, le gouvernement américain avait adopté la loi sur l'énergie atomique (dite Loi McMahon) qui impose le secret sur la fabrication de la bombe et interdit aux Etats-Unis d’apporter leur aide à un pays étranger qui souhaiterait développer l’énergie atomique. Il fallait modifier cette loi, ce qui sera chose faite en 1958. Les États-Unis sont alors pour la première fais en mesure de communiquer à leurs alliés, notamment à ceux de l'O.T.A.N. (Organisation du Traité d'Atlantique Nord), des informations sur leur arsenal de bombes atomiques. En fait, les textes continuent d'interdire aux États-Unis le transfert des armes elles-mêmes à d'autres pays. Mais indirectement les nations membres de l'O.T.A.N. seront en mesure de développer leur capacité de production atomique.

Même méthodes et procédés pour le civil et le militaire

Malgré la distinction que l’on fait aujourd’hui entre civil et militaire, il faut savoir que le développement du nucléaire civil en particulier les centrales nucléaires qui produisent de l’électricité repose sur les mêmes méthodes et procédés de transformation qu’exigent le développement des armes atomiques, en particulier l’enrichissement de l’uranium pour se procurer des matières fissiles.

Harry Truman était partagé entre les deux positions que je viens de mentionner. Il se méfiait de l'Union soviétique, mais ne voulait pas déclencher des réactions négatives de leur part. Donc en 1946, le Président américain propose à Joseph Staline que la question du contrôle du nucléaire soit mise à l'ordre du jour de l'ONU. Les premières discussions ont lieu entre 1946-et 1947 à l’ONU mais c’est un échec.

Aux USA un comité pour discuter de cette question fut créé en 1946 et placé sous la direction du démocrate Dean Acheson dans lequel on trouvait notamment : Vannevar Bush, le général Leslie Groves, responsable du projet Manhattan ; David Lilienthal, le très respecté président de la Tennessee Valley Authority, et Robert Oppenheimer, responsable scientifique du projet Manhattan.

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Oppenheimer, le film (Universal)
2023

L’URSS a rejeté le plan américain qui permettait aux États-Unis de conserver leur monopole nucléaire, qui prévoyait des inspections internationales des installations nucléaires nationales et qui imposait aux Etats de renoncer à leur droit de veto au Conseil de sécurité en cas de menace nucléaire sur la sécurité collective. Toutes propositions inacceptables pour l’URSS.

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Découvrir le documentaire sur le vol des plans nucléaires par l'URSS.

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Avec le programme Atomes pour la paix, Dwight Eisenhower plaidait en faveur des applications pacifiques de la technologie nucléaire, telles que la production d'électricité, la recherche médicale, l'agriculture et les utilisations industrielles. Son programme prévoyait, le transfert de technologies et de matière, la formation professionnelle, l'assistance technique. Ce plan prévoyait aussi la création d'une agence internationale (connue plus tard sous le nom d'Agence internationale de l'énergie atomique ou AIEA) chargée de superviser le développement de l'énergie nucléaire dans le monde.

Cette agence aurait pour mission de promouvoir la coopération internationale et de fournir une assistance pour la mise en place de programmes nucléaires à des fins pacifiques. L'AIEA, créée en 1957, est devenue une institution clé dans la promotion et la réglementation de l'utilisation pacifique de l'énergie nucléaire.

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Eisenhower présente Atoms for Peace à Genève
1955

Deux ans après le discours d’Eisenhower en 1953, la première conférence internationale sur les usages pacifiques du nucléaire a lieu à Genève. La première conférence nucléaire des Nations unies d'août 1955 à Genève fut la concrétisation du programme « Atomes pour la paix».

Pour les Etats-Unis, une démonstration de générosité et de prouesses scientifiques et technologiques sur la scène internationale avait pour but de gagner les cœurs et les esprits et de confirmer la légitimité, voire la supériorité de leur système politico-économique. N’oublions pas que nous sommes dans la Guerre froide. A ce programme de diplomatie culturelle se sont ajoutés des objectifs scientifiques et de collecte de renseignements plus spécifiques.

Les discussions préliminaires ont lieu à l’ONU à New York

Grâce aux efforts conjoints de Dag Hammarskjöld et de son bras droit Ralph Bunche, un diplomate américain, les scientifiques des laboratoires américains, russes et européens ont accepté de rompre le silence et de présenter leurs connaissances à Genève.

Dag Hammarskjöld était un technocrate, il était convaincu que l'énergie atomique aiderait les pays en développement à progresser. Comme il l'a dit à Philippe de Seynes, sous-secrétaire français aux affaires économiques et sociales, en 1955, "Il y a deux choses qui sont les plus importantes pour nous à l'ONU, l'atome et l'Afrique".

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En visite pour Atoms for Peace, Einsenhower achète des jouets
1955

Pour Hammarsköld, le discours d'Eisenhower en particulier sur la création d’une organisation internationale dédiée à la sécurité nucléaire était l'occasion pour l'ONU de trouver une place centrale dans les négociations internationales, alors qu’elle n’avait joué aucun rôle significatif depuis 1946. Le secret restait un obstacle majeur à la coopération internationale nucléaire.

L'enthousiasme initial s'est toutefois transformé en déception, car les États-Unis et l'URSS n'étaient pas d'accord sur la nouvelle organisation internationale de sécurité nucléaire et ont décidé de poursuivre les négociations en dehors de l'ONU. Cette attitude fut critiquée par les autres pays représentés à l’Assemblée générale de l’ONU en particulier les pays en développement. En 1954, l'opinion majoritaire était que les questions nucléaires étaient si importantes que les négociations sur le statut de la nouvelle agence internationale devaient être menées au sein des Nations unies, où toutes les nations pouvaient exprimer leur opinion.

Rassurer les pays sceptiques

Pour rassurer les pays en développement qui s'inquiétaient de voir cette question prise en charge par une poignée de pays seulement (en l’occurrence ceux qui formaient le comité des 7 : le Brésil, le Canada, la France, l'Inde, l'URSS, le Royaume-Uni et les États-Unis), la délégation américaine a proposé que l'ONU soit chargée d'organiser une conférence internationale pour étudier les utilisations pacifiques de l'énergie atomique, qui s'ouvrirait à Genève en août 1955.

Les délégations étaient composées essentiellement de scientifiques et d’administrateurs membres des commissions atomiques nationales. Parmi les thèmes abordés citons les besoins énergétiques mondiaux, les réacteurs, la gestion des déchets et les effets biologiques des radiations. La conférence de 1955 était surtout une tentative de persuader le monde que les bienfaits de l’atome étaient à portée de main. La conférence a été largement rapportée dans la presse US : dix des douze jours de la conférence ont fait la première page du New York Times.

Coup de pub pour stimuler le commerce international : L’objectif des États-Unis n’était pas dénué d’arrière-pensées commerciales. Ils ont saisi l’occasion de cette conférence pour démontrer la fiabilité de leur modèle de réacteur et pour diffuser de la documentation technique et une liste de prix pour l’achat de l’eau lourde et de l’uranium 235 . En marge de la conférence, un Salon de l'atome a aussi été organisé au Palais des Expositions, qui comprenait des expositions industrielles et gouvernementales susceptibles d’attirer de nouveaux investisseurs. L’exposition américaine avec son réacteur piscine était de loin l’attraction la plus importante. La présentation du réacteur américain à Genève a été un chef-d'œuvre de marketing. Il visait à démystifier l'énergie nucléaire et à montrer que n'importe qui et n'importe quel pays pouvait l'exploiter en toute sécurité et à son avantage.

Un gros coup pour les scientifiques

La conférence de Genève a aidé les scientifiques à situer leurs travaux par rapport aux autres. Pour les scientifiques, la conférence a donné accès non seulement à de nouvelles connaissances, mais aussi aux recherches nucléaires de l'autre côté du rideau de fer. Comme on pouvait l’entendre de la bouche de nombreux commentateurs de l’époque, « de nombreux scientifiques de l'Est et de l'Ouest se sont rencontrés pour la première fois » grâce à cette conférence.

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Radio Genève parle de Atoms for Peace
1955

Cependant, pour les scientifiques - et les États qu'ils représentent -, il ne s'agissait pas simplement d'une occasion de partager les connaissances et de bâtir la confiance et la crédibilité. C'était aussi une façon de sonder la vie de laboratoire des autres, d'en apprendre davantage sur leurs techniques de recherche, d'accéder aux résultats de leurs recherches et d'évaluer la qualité de ce qu'ils faisaient. C'était un lieu non seulement d'échange scientifique, mais aussi de collecte de renseignements scientifiques, de surveillance.

Cher secrétaire général, chers confrères délégués, le but de cette conférence est de discuter de l’énergie atomique à usage pacifique et échanger sur les données scientifiques et technologiques qui y sont connectées, et d’échanger des données scientifiques et l’importance de l’échange de connaissance peut rarement être surestimé. (Homi J. Bahbba)

Cette rencontre internationale a largement contribué à diffuser à l’échelle mondiale une image positive du nucléaire comme facteur de progrès. L’énergie atomique était présentée comme une nouvelle source d’énergie peu coûteuse qui permettrait de réduire les coûts de production et amènerait la création de nouveaux marchés. Les pays en voie de développement étaient particulièrement ciblés. Ces derniers ont profité de la conférence pour définir leurs aspirations nucléaires et structurer le discours sur l’usage pacifique de l’énergie atomique en dehors des divisions classiques de guerre froide.

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Extrait de Docteur Folamour de Stanley Kubrick
1964

Ainsi, Homi J. Bhabha, membre de cabinet, président de la Commission indienne de l'énergie atomique, a insisté dans son discours d’ouverture de la conférence sur l’idée que le développement de la civilisation impliquerait une consommation accrue des ressources et une explosion démographique, qui ne pourraient être supportées que par une énergie infinie .

S’appuyant sur des arguments malthusiens, Bhabha voyait dans l’énergie atomique un moyen (et peut-être le seul) pour les pays en voie de développement d’atteindre le niveau de vie des sociétés industrialisées et d’assurer une croissance permanente. L’énergie atomique, en tant que nouvelle source d’approvisionnement, faisait partie intégrante des objectifs de développement économique.

Véronique Stenger

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Mar 13th, 2024
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