Quand les historiens se mobilisent pour la visibilité des femmes
Nous avons été reçues dans le bureau d’Irène Herrmann, professeure d’histoire transnationale de la Suisse à l'Université de Genève et spécialiste de l’histoire de l’humanitaire et d’histoire conceptuelle. Nous l’avons interrogée sur un projet de mise en valeur de portraits de femmes dans l’espace urbain, qu’elle dirige en collaboration avec l’historien Christophe Vuilleumier depuis 2022. Ce travail est né d’une demande des communes genevoises qui souhaitent réhabiliter des figures féminines dans l’espace urbain genevois et a été développé en collaboration avec des étudiant.e.s en histoire.
Pourriez-vous nous expliquer la genèse de votre projet, la méthodologie que vous avez adoptée et les premières difficultés rencontrées ?
Afin de répondre aux besoins des communes, je me suis dit que ce serait magnifique de mettre en contact deux générations complètement différentes de chercheur.euse.s, des élèves de Master et des scientifiques confirmé.e.s ayant une connaissance approfondie des archives locales.
Nous avions des doutes sur l’existence même de sources suffisamment pertinentes pour entamer une galerie de portraits
Cette approche des archives a permis l’expression d’une inventivité tout à fait propre à la nouvelle génération: ces échanges et ces dialogues ont fait émerger des profils de femmes absolument extraordinaires auxquels je n’aurais jamais pensé. Nous avions des doutes sur l’existence même de sources suffisamment pertinentes pour entamer une galerie de portraits, mais nous avons découvert beaucoup de parcours, des vies remarquables et d’autres très ordinaires, parfois surprenantes, parfois tristes.
Avec Christophe Vuilleumier, nous avions déjà réfléchi à la nature des figures qui pouvaient et devaient être retenues. Nous avons d’abord pensé à des femmes qui ont été remarquées à leur époque pour leur engagement dans des activités que l'on qualifierait aujourd'hui de féministes, ou bien, à des pionnières dans leur domaine. Mais pour proposer des noms aux communes, il n’y a eu que quatre critères: qu’il n’y ait pas déjà une rue à ce nom, que le nom ne soit pas celui d’une figure problématique (ce qui l’aurait fait rejeter de toute manière), qu’il soit rattaché à une commune particulière, et qu’il y ait des archives. Il faut qu’on dispose d’éléments concrets sur ces femmes, au-delà des simples dates de naissance et de décès, ce qui pose de grandes difficultés elles-mêmes lourdes de sens. À la recherche des traces de vie de ces femmes, aux archives d'État ou des communes, nous avons découvert de nombreux profils, aussi riches que variés.
Par exemple, nous avons identifié la première femme mécanicienne de Genève et repéré des éditrices, soit des femmes exerçant des métiers traditionnellement masculins. Mais nous avons aussi exhumé des histoires extrêmement tragiques de femmes victimes de la violence de leur époque. Ces différents portraits montrent très clairement l'évolution des mentalités au fil du temps.
Quelle est votre manière d’approcher la question de la réhabilitation des figures historiques féminines ?
Je ne suis pas spécialement intéressée par le simple fait de récolter des noms et de raconter la vie des femmes. Ce n'est pas que ce sujet n'est pas captivant en soi, mais personnellement, cela ne me passionne pas. En revanche, ce qui me fascine, c'est de réfléchir aux raisons pour lesquelles certaines femmes ont été occultées ou, au contraire, mises en lumière.
Je suis assez partagée face à l'initiative qui vise à faire non pas le portrait des grands hommes mais des grandes femmes. Dans un certain sens, je trouve que c'est assez stérile comme approche.
Qu'ont-elles accompli et quelles motivations les ont animées ? Je m'intéresse également à comprendre comment et pourquoi la société décide de reconnaître ou de ne pas reconnaître ces contributions, et combien de temps cette reconnaissance peut perdurer pour une personne. Je suis assez partagée face à l'initiative qui vise à faire non pas le portrait des grands hommes mais des grandes femmes. Dans un certain sens, je trouve que c'est assez stérile comme approche. Par contre, ce qui m'intéresse c’est d'essayer de comprendre qu'est-ce qui fait que, de leur vivant, ces femmes ont été remarquées ou pas remarquées ? Quelles sont les qualités qui leur ont été attribuées ? Quelles sont les qualités valorisées ? Ces questions sont absolument passionnantes, car, en fait, elles interrogent tout le fonctionnement d’une société.
Aussi, au-delà même des noms de femmes et de la féminisation des voies de communication, je trouve que le processus d'héroïsation, et surtout d'héroïsation féminine, est un reflet extraordinairement fructueux des contextes dans lesquels ce type de phénomène se produit, et notamment en Suisse. Cela permet de faire le lien avec d’autres questions, et de mieux comprendre certains points comme, par exemple, le retard caractéristique du suffrage féminin helvétique. C'est ça qui m'intéresse plus que les portraits. Les portraits sont extraordinaires, ces petites perles les unes à côté des autres. Mais l’idéal, pour moi, est de les sortir de leur singularité, de comprendre comment elles s'articulent les unes aux autres pour former une mosaïque susceptible de redessiner de manière parfois inattendue la société dans laquelle elles s’insèrent.
Quel type de public souhaitez-vous viser avec votre projet et la publication de votre livre sur les portraits féminins?
Déjà, je suis très contente lorsqu’il y a un public. Ça m'a toujours frappé de constater à quel point les historien.nes ne sont entendu.es qu'à partir du moment où on souhaite les écouter. Généralement, on ne les sollicite que lorsqu’ils disent ce que le public veut entendre, c'est-à-dire quand iels vont dans le sens de ce qui est déjà pensé. Sinon, il faut avouer qu’iels prêchent souvent dans le désert.
Cet ouvrage pourra se consulter comme un complément à l’ouvrage de 100*Elles, notamment par les communes pour se donner des idées sur les noms susceptibles d’être attribués aux nouveaux chemins ou aux nouvelles rues.
Alors, c'est vrai qu'il y aura un livre, parce qu'il y a eu tellement de portraits absolument extraordinaires, débusqués grâce aux étudiant-es et au regard nouveau que le féminisme actuel pousse à porter sur les sources, en une galerie fascinante qui méritait d’être (re)connue. Cet ouvrage pourra se consulter comme un complément à l’ouvrage de 100*Elles, notamment par les communes pour se donner des idées sur les noms susceptibles d’être attribués aux nouveaux chemins ou aux nouvelles rues. D’ailleurs, il a fallu rappeler aux étudiant-es qu’iels ne devaient pas trop se laisser emporter par leur sujet, qu'iels écrivaient des portraits destinés à des personnes dans les communes, disposant de très peu de temps pour les lire. Il fallait donc être immédiatement accrocheur et expliquer rapidement pourquoi il était crucial que les femmes dont ils présentaient la biographie soient mises en avant dans leur commune.
Comment le projet a-t-il permis de familiariser les étudiant.es avec la profession d'historien.ne en histoire publique ?
L’idée de base était de familiariser les étudiant.es avec la profession d’historien.ne en histoire publique. Iels devaient composer avec une commande, soit modeler leur objet d’étude en fonction des exigences d’autrui et leur intérêt propre. Un autre élément qui était important pour nous, c'était qu’iels soient rémunéré.es pour le travail. Il s’agissait non seulement d’une question de principe mais aussi d’initier ces jeunes aux enjeux liés à la rémunération : savoir à partir de quelle somme on peut être considéré comme indépendant, apprendre comment négocier avec une commune pour obtenir plus de subventions, etc.
Quid de l’histoire publique dans votre projet ?
Vous le savez aussi bien que moi, les historien.nes n'ont pas le monopole du passé. Si on a un monopole, c'est sur un passé que tout le monde trouve généralement plutôt rébarbatif, ennuyeux, incompréhensible. Heureusement, en histoire, vous n'avez pas besoin d'avoir une base extrêmement élaborée comme vous l’auriez en mathématiques ou en physique nucléaire.
sans doute le projet se rapporte-il plus à une réflexion historienne académique. Mais nous avons mis beaucoup de soin à ce qu’il soit compréhensible voire attrayant pour un public assez large.
Si vous arrivez à mettre les éléments les uns après les autres, la plupart du temps les gens parviennent à vous suivre. Alors, sans doute le projet se rapporte-il plus à une réflexion historienne académique. Mais nous avons mis beaucoup de soin à ce qu’il soit compréhensible voire attrayant pour un public assez large. Ainsi, notre manière d’aborder ces sources devient d’une certaine utilité publique, tout en fournissant un certain nombre de noms aux communes genevoises.
Aussi, d’un autre côté, il me semblait que c'était aussi une manière de préparer des étudiant.es à un éventuel avenir professionnel, non pas en tant que prof d’uni ou d’historiens académiques, mais des historiens au service du public. En fait, c’est même le travail des étudiant.es sur le sujet qui l’a rendu vraiment passionnant : c'est vous qui mettez l'intérêt dans le sujet.
Avez-vous eu un retour des communes sur les portraits proposés ?
Non parce qu'on avait deux ans pour faire le travail. Je ne sais pas exactement comment le tri va être opéré, je n'ai pas de contact direct avec les communes, c’est plutôt Christophe Vuilleumier qui s'est occupé de cet aspect des choses. Il finalise actuellement ses recherches et un travail important nous attend cet été pour clore le projet.
Propos recueillis par Elisa Garin, Alice Mojonnier, Alix Malye, étudiantes en histoire à l'Université de Genève.
Légende photo: Université de Genève. Source: Wikipedia.
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Enfin la place des femmes dans l’histoire et dans la vie de la cité commence à être reconnue. Bravo pour cette initiative.