We analyze the anonymised information of our users to better match our offer and website content to your needs. This site also uses cookies to, for example, analyze traffic on the site. You can specify the conditions for storage or access of cookies in your browser.

Un monument à l'entrée de Genève pour le travail international Featured

June 30th, 1937
Genève
César Jaquier
César Jaquier

Chaque jour, les pendulaires arrivant à Genève au niveau du Jardin Botanique passent devant le Monument Albert Thomas, également connu sous le nom des Quatre Races. Inauguré le 20 juin 1937, le monument commémore la mémoire du premier directeur du Bureau international du travail (BIT), décédé 5 ans plus tôt (1). Mais il entend également célébrer les travailleuses et les travailleurs de monde entier ou, comme le note à l’époque le Journal de Genève, « l’union des travailleurs auxquels [Albert Thomas] avait consacré son activité » (2).

Landowski, hommages en granit

Le monument est l’œuvre du célèbre sculpteur français Paul Landowski (1875-1961), dont la carrière est déjà bien établie. Né à Paris, Paul Landowski étudie à l’École des Beaux-Arts entre 1895 et 1900. Cette année-là, il connaît son premier succès en recevant le Grand Prix de Rome pour son David combattant. Il passe ensuite quatre ans à la Villa Médicis à Rome (3). Profondément marqué par la Première Guerre mondiale, Landowski souhaite contribuer aux commémorations en rendant hommage aux victimes de la guerre. Il réalise plusieurs monuments aux morts, dont Les Fantômes, une sculpture imposante en granit représentant un groupe de soldats, dans l’Aisne, en France (4).

Parallèlement, Paul Landowski réalise plusieurs œuvres monumentales dans le cadre de commandes publiques (5). A Genève, il collabore avec Henri Bouchard à la construction des statues du Mur des Réformateurs, entre 1909 et 1917. A Rio de Janeiro, il est chargé de réaliser le Christ Rédempteur, achevé en 1931. Le Monument Albert Thomas s’inscrit dans cette lignée. Construit en granit, comme de nombreuses sculptures de Landowski, il est financé par souscription publique.

Le travail n'est pas une marchandise

En 1919, Albert Thomas (1876-1932), syndicaliste et homme politique français, est nommé premier directeur du Bureau international du travail. Il est chargé de mettre en œuvre la mission de la nouvelle organisation, telle que définie dans la Partie XIII du Traité de Versailles, qui met fin à la Première Guerre mondiale. Dans ce contexte d’après-guerre, le BIT défend l’idée que la paix universelle ne peut être garantie sans la poursuite de la justice sociale, en particulier la promotion et la protection de conditions de travail décentes (6).

Durant ses douze années en tant que directeur, Albert Thomas travaille à l'élaboration des premières conventions internationales sur le travail. L’objectif est d’instaurer des principes de justice à travers un « système de négociations tripartites entre les travailleurs, les employeurs et les gouvernements » (7). Sur la face ouest du monument, l’inscription suivante, reprise d’Albert Thomas, résume la vision du BIT: « Le travail doit être placé au-dessus de toutes les luttes de concurrence. Il n’est pas une marchandise. »

Quatre Races - Quatre Continents

Le monument entend aussi souligner l’union des travailleuses et des travailleurs du monde entier. Il fait d’ailleurs l’objet d’un inventaire du patrimoine de la mémoire ouvrière en Suisse romande, réalisé par l’Association pour l’étude de l’histoire du mouvement ouvrier (8). Sur chaque face du pilier central, un ouvrier symbolisant l’un des quatre continents est représenté, comme pour rappeler la vocation universelle du BIT. Paul Landowski explique cette idée dans son Journal, le 22 avril 1934 : « Mon évocation des quatre parties du monde sera nouvelle. C’est en même temps celle du travail international. Le fondeur ou l’Europe. Le cercleur ou l’Afrique. Le coolie ou l’Asie. Le chasseur de fourrures ou l’Amérique » (9).

Claude Zurcher
BGE - Place Albert Thomas
BGE - Place Albert Thomas

L’image des quatre continents – ou « quatre races » – renvoie à un découpage historique du Monde en quatre parties qui a cours jusqu’au milieu du XXe siècle. Comme l’explique le géohistorien Christian Grataloup, cette représentation européo-centrée se construit progressivement. D’abord inspirées par la Bible, les mappemondes médiévales présentent le Monde en trois parties (Asie, Afrique, Europe), entourées d’un océan. Suite à la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb à la fin du XVe siècle, les cartographes vont intégrer l’existence du « Nouveau Monde ». S’impose alors une division en quatre parties, qui prennent bientôt le nom de « continents ». À partir du XIXe siècle, l’Océanie vient parfois compléter cette représentation, mais pas de façon systématique (10).

Parallèlement, le vaste mouvement de catégorisation (et de hiérarchisation) qui caractérise le siècle des Lumières tend à attribuer aux continents des frontières fixes, bien qu’en réalité arbitraires. Dans le discours scientifique, chaque continent est alors associé à une « race », entendue au sens biologique et historique (11). Le Monument des Quatre Races témoigne de ce contexte qui, malgré la volonté d’universalisme exprimée par les organisations internationales dans l’entre-deux-guerres, continue, à cette époque, de refléter une vision raciste et européo-centrée du Monde.

César Jaquier.

Références:

  1. Organisation Internationale du Travail, Inauguration of the monument in memory of Albert Thomas, Genève, 20 juin 1937.
  2. « Le Monument Albert Thomas », Journal de Genève, 20 juin 1937, p. 4. https://www.letempsarchives.ch/page/JDG_1937_06_20/4/article/6373969/landowski%20Thomas. Consulté le 31 juillet 2023.
  3. https://www.paul-landowski.com/biographie-de-paul-landowski/. Consulté le 31 juillet 2023.
  4. Michèle Lefrançois, « Landowski, un sculpteur emblématique », In Situ, n°25 (2014), mis en ligne le 15 décembre 2014. URL : journals.openedition.org/insit....
  5. Elisabeth Caillet et Juliette Singer (dir.), Paul Landowski et la commande publique. Paris : L’Harmattan, 2014.
  6. Denis Guérin, Albert Thomas au BIT 1920-1932 : de l’internationalisme à l’Europe. Genève : Institut européen de l’Université de Genève, 1996.
  7. Joëlle Kuntz, Genève, histoire d’une vocation internationale. Carouge-Genève : Zoé, 2010, p. 55.
  8. AÉHMO, Association pour l’histoire du mouvement ouvrier, « Monuments, plaques commémoratives et toponymie ouvrière ». https://aehmo.org/dossiers/monuments-plaques-commemoratives-toponymie-ouvriere/. Voir également sur ce site la notice rédigée en 2017 par Sébastien Farré sur ce monument.
  9. Cité dans : Michèle Lefrançois, Paul Landowski : l'œuvre sculpté. Paris : Creaphis, 2009, p. 359.
  10. Christian Grataloup, L’invention des continents. Paris: Larousse, 2009.
  11. Ibid. Voir également : Jean-François Staszak, Juliet Fall et Frédéric Giraut, « Les grands découpages du Monde », in Frontières en tous genres : Cloisonnement spatial et constructions identitaires, sous la direction de J.-F. Staszak. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2017, pp. 147-168.
You need to be signed in to post comments
No comments yet
César Jaquier
3 contributions
Jul 31st, 2023
178 views
1 like
1 favorite
0 comments
1 gallery
Editorial partners :
Support partners:
648
167
© 2024 by FONSART. All rights reserved. Designed by High on Pixels.