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Un engagement dans la continuité Featured

May 2nd, 2023
Véronique Stenger

Ce mois de mai 2023, la Suisse assure la présidence du Conseil de sécurité de l'ONU. Cet engagement en faveur de la sécurité collective s'inscrit dans la continuité de la diplomatie suisse depuis la fin de la Première Guerre mondiale; un engagement qui, comme nous le rappelle l'historienne Irène Herrmann, professeure à l'Université de Genève, repose sur une adaptation continue de la politique de neutralité helvétique.

Irène Herrmann, en tant qu’historienne spécialiste de la Suisse et des questions internationales, l’acceptation de la Suisse de présider le Conseil de sécurité de l’ONU s’inscrit-elle dans une continuité par rapport à l’histoire des relations entre la Suisse et les organisations internationales ?

Cette présidence n'est pas contraire au droit de la neutralité, fixé en 1907, et elle a d'ailleurs été assumée de nombreuses fois par d'autres pays neutres, tels que l'Autriche ou la Suède. Elle ne constitue pas non plus une incongruité à l'échelle de la Confédération, puisque dans l'entre-deux-guerres, le conseiller fédéral Motta avait occupé une fonction assez similaire en siégeant à la tête de l'Assemblée générale de la Société des Nations. Enfin, certains acteurs politiques actuels voient ce rôle comme une possibilité de tirer son épingle du jeu, en exploitant au mieux les ressources qu'offre, précisément, la neutralité helvétique.

L’histoire montre que la neutralité helvétique et la sécurité collective entrent parfois en conflit. Quel est votre avis ?

Du point de vue du droit de la neutralité, la neutralité helvétique et la sécurité collective ne s’opposent pas. En 1815, la neutralité perpétuelle de la Suisse a été garantie par les Grandes Puissances européennes parce qu'elles estimaient que c'était le meilleur moyen d'inclure la Confédération dans le maintien de la paix sur le continent. La Convention de La Haye, en 1907, n'introduit pas davantage de restrictions à cet égard.

Du point de vue du droit de la neutralité, la neutralité helvétique et la sécurité collective ne s'opposent pas.

Les réticences surgiront des mesures politiques prises par les Suisses eux-mêmes pour rendre leur statut international crédible, et différent de celui des autres États neutres. Ces dispositifs visent parfois à restreindre la participation helvétique à d’institutions supra- ou internationales, notamment quand elles prévoient des sanctions armées. Mais il arrive que la neutralité soit à la fois la cause et le prétexte de la création d'organismes à visée mondiale, à l'instar du CICR qui profite du désengagement suisse, tout en contribuant à son respect.

L’histoire montre que la politique de neutralité suisse demeure dans les faits une notion à géométrie variable. Irène Herrmann, pourriez-vous nous expliquer quelle a été l’influence des organisations internationales sur la neutralité suisse ?

Les organisations internationales, ou plutôt, la perception de leur importance mondiale, ont en effet pesé sur la politique de neutralité helvétique.

La notion de neutralité différentielle consiste à participer aux sanctions économiques et à s'abstenir de contribuer aux mesures de rétorsion militaires, voire simplement politiques

Dans l'immédiat après Première Guerre mondiale, quand on pensait pouvoir régler les problèmes de la planète par le biais du multilatéralisme, les autorités suisses ont décidé de modeler le désengagement du pays afin de le rendre compatible avec les attentes des Grandes Puissances. C'est dans ce cadre qu'est inventée la notion de neutralité différentielle, qui consiste à participer aux sanctions économiques et à s'abstenir de contribuer aux mesures de rétorsion militaires, voire simplement politiques. Cette ligne de conduite est officiellement suivie par la Confédération pour permettre son entrée dans la SdN, et elle est officieusement observée après la fin du second conflit mondial. A cette époque, le gouvernement helvétique s'abstient de demander que le pays devienne membre de l'ONU. En revanche, il accepte de collaborer aux instances techniques supervisées par les Nations Unies. Progressivement, cette neutralité différentielle est assouplie et la Suisse adhère à des organismes soutenant des valeurs telles que les Droits humains ou la démocratie – le tout sous couvert de neutralité intégrale!

Pendant la Guerre froide, la politique de neutralité a dû être réinvestie d’un nouveau sens et de ce travail sortira la fameuse formule de Max Petitpierre de « neutralité-solidarité » helvétique. Comment comprendre cette formule à la lumière des enjeux de la sécurité collective ?

La sortie de Seconde Guerre mondiale est délicate pour la Suisse. Sur le plan international, elle passe pour un État favorable à l'Axe, en dépit de sa neutralité. Alors qu'à l'interne, l'opinion publique ne jure que par cette fameuse neutralité, censée avoir sauvé le pays d'une invasion nazie. Max Petitpierre devra naviguer entre ces deux pôles.

Max Petitpierre proclame ainsi à la face du monde et de ses concitoyens que le désengagement suisse est une opportunité et non de l'opportunisme.

C'est dans ce contexte qu'il reprend et élargit l'ancienne association entre neutralité et humanitaire (cf. question 2), en insérant l'aide d'urgence à la notion plus globale de solidarité. Il proclame ainsi à la face du monde et de ses concitoyens que le désengagement suisse est une opportunité et non de l'opportunisme. Cette posture a l'apparence d'une affirmation de neutralité intégrale, tout en recouvrant des réalités qui la nient. L'intensification de la Guerre froide engagera les Américains à obtenir des garanties secrètes de soutien helvétique en cas de conflit avec l'URSS. Et surtout, tous les observateurs savent que le cœur et le portemonnaie des Suisses penchent vers l'Occident. Un absolu très relatif, en somme.

Après la Seconde Guerre mondiale, les Suisses et Suissesses ne semblent pas vouloir adhérer à l’ONU. En 1986, l’adhésion à l’ONU est refusée par le peuple. Quel rôle a joué la neutralité dans les débats à cette époque ?

Ce refus massif a toujours été présenté comme un signal de défiance par rapport aux garanties données à la neutralité. Il est évident que cette considération a pesé dans le scrutin. Pourtant, un élément relevé par les analyses VOX semble avoir été encore plus déterminant.

L'attitude des électeurs montre que les citoyens tiennent à leur indépendance dans l'exercice du secours à autrui, et souligne donc l'importance de l'humanitaire dans le sentiment d'identité nationale helvétique.

Les archives de la RTS
March 16th, 1986

En effet, près de 100% des Suisses déclarent alors redouter une restriction de la marge de manœuvre helvétique dans l'exercice des bons offices, soit cette fameuse solidarité que Petitpierre avait officiellement accolée au désengagement militaire et politique. L'attitude des électeurs montre que les citoyens tiennent à leur indépendance dans l'exercice du secours à autrui, et souligne donc l'importance de l'humanitaire dans le sentiment d'identité nationale helvétique. Elle trahit également le succès de l'amalgame effectué entre cette aide et la neutralité. Enfin, le fait même que ce soit seulement cette dernière notion qui ait retenu l'attention des experts témoigne clairement des capacités de phagocytage du concept de neutralité qui semble, actuellement, résumer la suissitude.

L’absence d’une définition claire de la politique de neutralité ne sert-elle pas aussi les intérêts d’une minorité politique et économique influente ? L’histoire nous fournit-elle des clés de compréhension sur ce point ?

Le droit de la neutralité est défini depuis 1907. Il est vrai que ses caractéristiques sont très peu nombreuses, ce qui n'a pas empêché leur violation régulière pendant les confits. La chose n'a rien d'étonnant.

Une inscription formelle de la neutralité dans la loi, voire dans la constitution... risquerait de la rendre contre-productive, voire dangereuse...

En revanche, il est plus surprenant de constater qu'un corps de lois élaboré avant les guerres mondiales n'a jamais été revu. Il faut en déduire que son inadéquation avec les combats actuels n'est pas si gênante, qu'elle peut servir de prétexte pour expliquer les entorses commises tant par les belligérants que par les neutres eux-même, ou enfin, que ses lacunes sont moins nocives que ne le serait une précision accrue.

Cette considération s'applique, a fortiori, à la politique de neutralité. Constituée de mesures censées montrer la détermination de la Suisse à rester hors des combats, elle doit nécessairement s'adapter aux réalités changeantes du moment. Ce faisant, elle est souvent le résultat d'un rapport de forces entre évaluations divergentes des pertes et profits escomptés, dont le résultat arrange certains groupes au détriment d'autres. Une inscription formelle dans la loi, voire dans la constitution, atténuerait sans doute cette partialité évidente. Mais à moins de rester sommaire et donc peu pertinent, un tel ancrage réduirait d'autant l'adaptabilité de la politique de neutralité aux événements, ce qui risquerait de la rendre caduque, contre-productive, voire dangereuse… et donc totalement contraire aux objectifs poursuivis depuis plus de deux siècles déjà.

Interview réalisée par Véronique Stenger pour geneveMonde.ch

Référence image: wikipédia.

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May 3rd, 2023
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